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contrepoint vocal ; mais, dans l’orgueil de sa beauté reconquise, elle se détourna de la foule que jadis elle avait tant aimée, et le plus populaire des arts en devint le plus aristocratique et le plus mondain[1]. Le drame lyrique naît au XVIIe siècle à Florence, dans le salon de Giovanni Bardi, comte de Vernio, et longtemps, non seulement en Italie, mais en France, en Allemagne même, il se ressentit de ses origines. Ce fut l’âge d’or de l’opéra-concert, de la cantate, des genres les mieux faits pour charmer une société choisie, et « le monde » plutôt que la multitude. Les académies de musique fleurirent par toute la péninsule. Dans le palais des grandes familles italiennes s’ouvrirent des théâtres privés. Les plus célèbres furent celui des Farnèse, qu’on voit encore à Parme, et à Rome celui des Barberini. De ce dernier, le librettiste ordinaire était le cardinal Rospigliosi, le futur pape Clément IX ; les Mazzocchi, les Marazzoli en étaient les musiciens. Ailleurs encore, chez le cardinal Corsini, on représentait l’Aretusa de Vitali devant le cardinal Borghèse et neuf autres cardinaux. « Ce beau spectacle de princes, dit très bien M. Romain Rolland[2], avait, à la vérité un défaut de nature : il était exclusivement princier ; son aristocratique perfection l’éloignait de la vie commune, et de l’âme populaire. » Cet art fermé, qui s’adressait à un public restreint, ne comportait aussi qu’une interprétation en quelque sorte individuelle. Médiocrement sociologique à ce point de vue encore, il favorisa le règne et bientôt la tyrannie de la virtuosité, et celle-ci finit par devenir une forme, funeste entre toutes, non seulement de la personnalité, mais pour ainsi dire de l’égoïsme esthétique. La situation d’un virtuose, tel que fut par exemple un Loreto Vittori, était alors extraordinaire. De cet illustre chanteur, qui fut compositeur aussi, les contemporains ont rapporté des merveilles. Entré d’abord au service de Cosme II de Médicis, il lui fut enlevé par le cardinal Ludovisi. Celui-ci ne le laissait entendre qu’à des personnages d’élite ; des séances privées avaient lieu chez les Barberini, les Aldobrandini, les Ubaldi. Bientôt la renommée de l’artiste s’étendit. Le pape Urbain VIII l’agrégea à sa chapelle et le nomma chevalier. « Son art admirable, écrit M. Romain Rolland, jetait le public dans des transports que nous avons peine à concevoir. Erythrœus, qui se fit son biographe et son apologiste, raconte que lorsque Vittori chantait, beaucoup de personnes étaient obligées d’ouvrir brusquement leurs vêtemens

  1. Sur le développement de l’opéra aristocratique en Italie, sur les théâtres privés et sur les virtuoses, consulter l’ouvrage de M. Romain Rolland. Nous y avons puisé nous-même abondamment.
  2. Op. cit.