Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/913

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous sommes une race raisonneuse, éloquente, littéraire, plus sensible à l’expression des êtres qu’à leur beauté, à la signification des choses qu’à leur nature. C’est par l’intelligence littéraire que les trois quarts des Français cultivés arrivent ou croient arriver à l’intelligence plastique et pittoresque. La sensibilité spontanée des yeux pour les formes et les couleurs est plus rare chez nous encore que la sensibilité naturelle des oreilles pour les sons, et, bien que cette sensibilité spéciale se soit notablement développée, depuis une trentaine d’années, sous l’influence des voyages, de la curiosité, de l’éducation, de la mode, nous n’en restons pas moins, en masse, comme Français, soumis aux exigences de notre tempérament, et nous comprenons malaisément l’œuvre d’art si elle ne nous apparaît pas d’abord comme la représentation d’un sentiment, d’une observation, d’un drame ou d’une idée exprimés en un langage visible et tangible. Il n’y a pas à s’excuser, comme on fait parfois, de cet état mental, auquel nous devons, en réalité, tous nos artistes originaux, depuis les pieux et charmans imagiers ou miniaturistes du moyen âge, jusqu’aux savans ou aimables décorateurs des siècles académiques, depuis nos naïfs ou spirituels portraitistes et illustrateurs du XVIIe et du XVIIIe siècle jusqu’aux peintres lettrés du XIXe siècle, depuis Jehan Foucquet jusqu’à Meissonier, depuis Poussin, Lebrun, Watteau, Boucher jusqu’à David, Géricault, Delacroix. Si on retirait de l’œuvre de ces admirables artistes, et de bien d’autres, tout ce qu’ils doivent à leurs lectures, à leurs études, à leur curiosité intellectuelle, qu’en resterait-il ? Une fois pour toutes, finissons-en avec ces chicanes puériles. Sachons nous connaître, et tirons parti de nos qualités, d’abord, de nos défauts ensuite. Tout ce qu’on peut demander à un peintre, c’est de faire de la bonne peinture. Or un bon peintre en fait avec tout, même avec de la littérature ; un mauvais peintre n’en fait avec rien. L’essentiel c’est de ne point confondre le sujet, qui n’est presque rien, avec son interprétation, qui est presque tout. Eternel sujet de malentendus entre le gros public et les artistes ; les uns n’en sont encore qu’à regarder les intentions, tandis que les autres s’attachent seulement aux résultats. Le rôle de la critique est de discerner si les résultats répondent aux intentions.

L’intention de M. Rochegrosse, dans l’Angoisse humaine, s’est-elle exprimée en un langage de peintre assez ferme et assez clair pour qu’on en saisisse, avec satisfaction et sans effort, toute la portée ? Une trentaine d’hommes et quelques femmes, tous modernes, tous de Paris, d’habits très divers, en vestons, vareuses, fracs noirs, guenilles, robes de bal, tous avec des visages