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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/125

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Autre billet de Sue : « Je sais ce que tu penses. Mais ne peux-tu pas avoir pitié de moi ? Je t’en prie, je t’en supplie, aie compassion. Je ne le demanderais pas si je n’y étais presque forcée par la chose que je ne peux pas supporter. Jamais pauvre femme n’a autant souhaité qu’Ève ne fût pas tombée, ce qui aurait permis de peupler le paradis (ainsi que le croyaient les chrétiens primitifs) au moyen de quelque mode de végétation inoffensif… »

Une femme capable de faire des plaisanteries d’aussi mauvais goût et de citer Humboldt, après Stuart Mill, dans des circonstances pareilles, méritait des gifles, et rien de plus. Mais le pauvre Richard était amoureux. Au lieu de mettre sa femme sous clef, ainsi qu’il reconnut plus tard qu’il aurait dû le faire, il se persuada que Sue devait avoir raison, puisque aussi bien elle avait toujours raison.

« — Comment, s’écrie un ami, vous allez la laisser partir ? Avec son amoureux ?

« — Avec qui elle voudra ; c’est son affaire… Je sais que j’ai peut-être tort ; qu’en lui cédant, je fais une chose qui n’est défendable ni logiquement ni religieusement, et qui ne s’harmonise pas avec les principes dans lesquels j’ai été élevé. Seulement, je sais encore ceci : quelque chose me dit que j’agirais mal en la refusant… Serait-ce vraiment juste et honorable ? serait-ce vraiment la chose à faire ? ou serait-ce vilain, méprisable, égoïste ? Je ne me charge pas d’en décider. Je vais simplement suivre mon instinct et laisser les principes se défendre comme ils pourront. »

L’ami objecte la morale, les intérêts de la famille et de la société. « Trêve de philosophie ! s’écrie le vieux maître d’école. Je ne m’occupe que de ce que j’ai sous les yeux. » Il ajoute au bout d’un instant : « — Je ne vois pas pourquoi la femme et les enfans ne formeraient pas l’unité, sans l’homme. — Le matriarcat ! » fait l’ami scandalisé.

Sue va retrouver Jude, et Phillotson déclare aux autorités scolaires que sa femme est partie avec son autorisation : « — Elle m’a demandé la permission de s’en aller avec celui qu’elle aimait, et je la lui ai donnée. Pourquoi aurais-je refusé ? Elle est d’âge à savoir ce qu’elle fait, et cela regarde sa conscience, pas moi. Je n’étais pas son geôlier. Je ne peux pas vous donner d’autres explications. » Il est moins réservé avec son ami : « Je n’avais pas le cœur d’être cruel envers elle au nom de la loi. J’ai compris qu’elle est allée rejoindre son amant. Ce qu’ils vont faire, je l’ignore, maie j’y souscris d’avance… J’étais l’homme du monde le plus vieux jeu dans la question du mariage ; — de ma vie, je n’avais examiné au point de vue critique les problèmes de morale qu’elle soulève. Mais j’ai vu se dresser devant moi de certains faits, — je n’ai pas