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pas à se produire. On se rappelle en effet qu’en 1875 un soulèvement d’une nature assez grave eut lieu dans toutes les provinces danubiennes encore soumises à la Porte et qui avaient de très sérieux griefs à faire valoir contre la domination violente et vexatoire à laquelle elles étaient assujetties. L’insurrection fut bientôt assez étendue pour mettre en péril l’existence même de la domination turque en Orient. A la suite de cet ébranlement, une vive altercation s’éleva entre deux des puissances qui, se disant également intéressées au maintien de l’intégrité de l’empire ottoman, se disputent pourtant et réclament à tour de rôle le droit d’y veiller, l’Angleterre et la Russie. L’une prêtait son appui à l’autorité menacée du sultan, l’autre prodiguait ses sympathies aux populations opprimées. Ce fut le spectacle opposé à celui dont nous venons d’être récemment témoins, mais provenant toujours de la même rivalité. Cette compétition elle-même n’est qu’une des faces de l’éternelle question d’Orient, pendante depuis un siècle, et tour à tour réveillée ou assoupie, sans qu’un pas ait été fait encore vers la solution. Toutes les fois que, pendant la durée de ces cent années, cette question orientale, véritable brandon de discorde, avait donné lieu à un conflit entre les puissances sur le terrain soit diplomatique, soit militaire, la France avait tenu à y prendre part. Son intervention, dirigée dans des sens différens ou suivie de succès divers, avait toujours été active et ardente. L’occasion renaissant, la tentation était grande de la saisir hâtivement pour rentrer en scène, et, puisque l’orage soufflait, de jeter le filet dans les eaux troublées. Le duc Decazes eut la sagesse de s’abstenir de toute démonstration intempestive et de consacrer les efforts des agens placés sous ses ordres à empêcher les dissentimens de s’aigrir et de s’envenimer. C’était un rôle digne de la France, mais qui avait aussi l’avantage de lui réserver, pour le cas même où cette œuvre de conciliation viendrait à échouer, la pleine liberté de ses déterminations. C’est le sens des instructions qu’il donnait aux plénipotentiaires chargés de représenter la France à Constantinople dans une conférence dont il avait lui-même sollicité et pressé la réunion.

« La France, disait-il (en employant l’expression même que la Russie avait introduite dans la langue diplomatique), n’entend pas sortir de son recueillement : elle ne peut refuser à faire entendre sa voix dans les conseils de l’Europe, mais elle entend n’y défendre que les intérêts de la paix, de la concorde et de la conciliation, et en prêtant son concours le plus actif à tous les efforts pour en assurer les bienfaits, elle entend toujours garder la pleine possession d’elle-même. Vous ne devez donc jamais, et en aucune circonstance, vous engager dans une voie qui pourrait