Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/221

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il leur est agréable de penser qu’il y a des vérités incompatibles, inconciliables, ou plutôt que toute thèse peut se soutenir, que tout est vrai, que tout est faux. Ils n’ont aucune idée dominante, qui leur soit assez chère pour qu’ils se vouent à son service ; ce sont des chiens sans maître, ils seraient désolés d’en avoir un. Leur cas leur paraît intéressant et ils aiment à le conter. Ils éprouvent aussi quelque plaisir à embarrasser les gens candides en leur expliquant que l’incohérence est l’étal normal de l’esprit humain, que cet état a ses douceurs, ses délices, mais qu’il faut avoir beaucoup d’esprit pour en jouir. Le jeu de l’escarpolette est à leurs yeux le plus salubre des exercices, et tour à tour ils se balancent et balancent les autres.

Les seules contradictions vraiment intéressantes sont celles qui font souffrir ; mais aujourd’hui nous connaissons peu ce genre de souffrance. Nous avons nos sceptiques, nos outranciers, qui nous donnent souvent des vieilleries pour du neuf ; nous avons aussi nos agités, heureux de se trémousser, partant sans cesse et n’arrivant jamais, nos fous rusés, qui se servent de leur incohérence pour faire parler d’eux et se pousser dans le monde ; les intelligences sérieusement inquiètes sont rares ; les indifférens sont légion. Nous vivons dans un temps où les idées nouvelles se métamorphosent, où les idées mortes ressuscitent sous une nouvelle forme ; jamais il n’y eut plus de confusion dans les esprits, jamais ils ne se résignèrent plus facilement à leur anarchie. Nous sommes très curieux, mais nous craignons d’être dupes. Nous avons nos idoles, nous sommes prompts à nous en déprendre ; nous avons nos marottes, nous en changeons sans cesse ; il nous semble que le changement est la meilleure assurance contre le risque des méprises.

Pour souffrir de ses contradictions, il faut avoir une grande opinion de l’homme, de sa nature, de sa destinée ; il faut aussi avoir la tête et le cœur chauds. Notre cœur ne bat pas très fort. Nous sommes des idéologues assez sensuels, et nos sensations tiennent plus de place dans notre existence que nos idées. Les hommes de la Renaissance avaient une chaleur de jeunesse qui nous étonne, et en 1789, a dit un historien, on savait aimer, on aimait. Nous avons nos qualités, mais nous n’aimons pas beaucoup.


G. Valbert.