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été un homme heureux et d’avoir passé pour plus heureux encore qu’il ne fut. Rien de plus défavorable à un poète, surtout en France, que d’être, — comme Taine l’a reproché à celui-ci, — « assis dès l’abord dans une condition indépendante et dans une fortune aisée, au sein d’un mariage tranquille, parmi les faveurs du gouvernement et les respects du public. » Notez, comme nous allons le voir, qu’il y a là, en ce qui touche Wordsworth, une grosse inexactitude. Mais enfin c’est la légende, si ce n’est pas l’histoire ; et tout le monde sait qu’il n’y a pas pour un homme de plus grand malheur que de naître poète lauréat. Tout, dit-on, a souri à Wordsworth, et, du collège de Hawkshead à la solitude glorieuse de Rydal Mount, il a, marchant de triomphe en triomphe, vécu dans une apothéose. Cela n’est pas supportable.

Il se dégagera donc de sa poésie je ne sais quel parfum d’incurable optimisme. Ne voyez-vous pas qu’il manque à ce patriarche d’avoir, comme Byron, jeté un peu de mépris à la face du vieux monde, ou de s’être, comme Shelley, noyé, — pour finir une vie orageuse, — dans quelque golfe de la Méditerranée ? Nous aimons, avouons-le, à retrouver dans les vers d’un poète l’écho de ses souffrances, du moins intellectuelles, et de ses malheurs, fussent-ils imaginaires. Or Wordsworth est un « régulier ». Il passe pour n’avoir pas souffert. On ne lui connaît pas de roman, et il ne parait pas qu’il ait aimé d’autre femme que la sienne. Sa vie est unie comme celle d’un bon notaire de campagne. Vivant au XIXe siècle, il n’a même pas connu les tourmens du doute ni les luttes de la pensée. Il n’a pas compris, comme notre Vigny, « la majesté des souffrances humaines. » Il n’a jamais demandé à la mort, comme notre Lamartine,


D’engloutir à jamais dans l’éternel silence
L’éternelle douleur.


Il s’est obstiné à adorer et à bénir. Cette attitude est noble, mais, soutenue pendant soixante ans, elle est d’un sermonnaire, non d’un poète.

Ce qui manque, par suite, à cette physionomie harmonieuse, c’est ce pli d’inquiétude douloureuse qui marque le passage de la vie. Ne serait-ce pas que sa pensée est aussi superficielle qu’elle est majestueuse ? Scherer lui-même, — qui a parlé de lui avec une évidente sympathie, — a insinué que la mollesse d’une existence toute méditative et spéculative a énervé et comme détrempé l’intelligence de Wordsworth : « A peine oserions-nous l’appeler un philosophe, tant l’élément raisonné et de spéculation manque à son esprit. Le mot même de penseur ne lui convient qu’à moitié ; c’est un contemplatif. » Allons jusqu’au bout : c’est presque un