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sensations sans nom, dont celui-là seul peut juger qui aime autant que moi la vue d’un clocher de village, quand, au milieu des fidèles tous agenouillés devant leur Père céleste, le prêtre offrait des actions de grâces pour les victoires de nos compatriotes. Seul peut-être de tous ces simples fidèles, je restais assis en silence, comme un hôte que nul n’a invité, que nul ne reconnaît. Ajouterai-je que je savourais d’avance le jour de la vengeance à venir ? »

Si l’on songe à la tendre austérité de cette âme, si l’on se rappelle quel amour du sol natal l’avait soutenue jusque-là, par combien de liens ce génie, si vraiment anglais, se rattachait à la conscience collective de l’Angleterre, on mesurera la gravité de la crise. Elle éclate à plein dans cet étrange drame des Borderers, que l’ironie godwinienne lui inspire : histoire d’un assassin philosophe qui tue par conviction raisonnée, et qui, par son crime, rompt brusquement avec la foi traditionnelle de l’humanité : « quand il revint de ses méditations à examiner les opinions et les coutumes du monde, il lui sembla qu’il était un être entré seul dans une région de l’avenir dont l’élément était la liberté. » Ce qu’il a appris, c’est que « toute forme possible d’action peut mener au bien », ou encore que « les choses travaillent pour des fins que les esclaves du monde ne soupçonnent jamais. » Le spectacle de la justice révolutionnaire a bouleversé à ce point ce cœur si pur qu’il en arrive à une manière de nihilisme provisoire. Voici que le bien lui-même lui semble une chimère ; voici que les fins de l’humanité deviennent mystérieuses à ses yeux. Godwin, disciple radical de nos encyclopédistes, n’a-t-il pas placé le souverain bien dans l’intelligence, dans la seule intelligence ? N’a-t-il pas subordonné tout progrès moral à une vaste enquête préalable sur « la nature de l’homme, ses traits généraux et ses variétés ? » N’a-t-il pas admis que « la vertu ne peut pas exister à un degré éminent si elle n’est pas accompagnée d’une vue étendue des causes et de leurs conséquences ? » Dès lors, cette nature, jusque-là adorée, cette âme populaire si respectée, cet instinct des faibles et des simples si exalté par Wordsworth, tout cela n’est qu’illusion. Il s’arrache pourtant cette illusion du cœur, — mais au prix de quel sacrifice ! « Abattu et désorienté, je ne frayai pas avec les railleurs, je ne cherchai pas à prendre une gaie et frivole revanche en riant de tout sans distinction ; je ne pris pas non plus paisiblement mon parti de voir mon intelligence en ruines ; je ne pouvais supporter une telle indolence ; j’aimais trop, dans ce printemps de ma vie, l’effort de la pensée et la vérité qui en est la précieuse récompense. » Trait caractéristique : même dans la tristesse ; il ne s’abandonne pas,