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XIII

Nous croyons donc que le jury, appelé à statuer plus régulièrement sur les délits de presse, s’améliorera par l’expérience et la pratique. Mais un point important pour obtenir de lui de meilleures décisions est de sauvegarder avant le débat son indépendance et sa fraîcheur d’impression.

En Angleterre, les juges de la Cour Suprême ont un pouvoir illimité et arbitraire pour réprimer tout contempt of Court. Cette expression générale comprend non seulement les outrages aux magistrats et les désobéissances à leurs ordres, mais toutes les publications relatives aux affaires « subjudice » qui sont de nature à porter atteinte à la liberté des jurés et des juges. Il est clair qu’un pouvoir de cette nature et de cette étendue n’est admissible que s’il est la conséquence des mœurs de la nation ; et nul citoyen anglais n’a reproché à ses magistrats d’en faire usage autrement que dans l’intérêt de la libre administration de la justice.

Nous ne pouvons songer à établir chez nous un régime aussi sévère. Contentons-nous donc d’aviser à protéger notre juré avant l’audience contre les atteintes directes dont sa liberté est souvent l’objet. S’il est menacé, qu’on applique résolument les lois existantes ! Mais il est une menace que nos anciennes lois prévoyaient, que la loi actuelle ne réprime plus, et qui est une des plus capables de troubler la plupart des jurés parisiens. Tous ceux qui connaissent ces jurés savent l’effet profond et désastreux que produit sur leurs esprits la publication de leurs noms avant l’audience. Une loi de 1849 interdisait « de publier le nom des jurés, excepté dans le compte rendu de l’audience où le jury a été constitué. » Il serait urgent de remettre ce texte en vigueur.

Quant aux publications, aux indiscrétions et aux commentaires de toute sorte qui, dans nos mœurs actuelles, atteignent directement ou indirectement les jurés avant qu’ils soient réunis pour statuer, il n’est pas bien aisé d’en endiguer le flot. Ces mœurs déplorables sont chez nous, il faut le reconnaître, en quelque sorte légitimées par une complicité universelle. Au point de vue de tout accusé elles ont amené ce résultat étrange, que la situation d’un prévenu est souvent plus pénible que celle d’un condamné. Le prévenu, c’est-à-dire celui que la loi présume innocent, est discuté, raillé, perdu, flétri avant même qu’il soit arrivé au Dépôt. En revanche, le condamné, c’est-à-dire le coupable, bénéficie de toutes les pitiés et quelquefois de toutes les faiblesses. Au point de vue des jurés ces mœurs ont fait un mal immense, et c’est ici qu’il faut reconnaître que toute loi est impuissante si une