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IV

N’est-il pas temps, maintenant, de revenir au point de départ et de se demander quel changement cette préoccupation coloniale, qui a été après tout la grande affaire des vingt-cinq années qui viennent de s’écouler, a apporté à la pénible situation où l’ouverture de cette période nous a trouvés ? Je ne demande pas, c’est bien entendu, s’il est résulté pour nous de cette expansion, ou plutôt de cette enflure de puissance si largement dessinée sur le papier, une force ou une ressource qui puisse suppléer à un degré quelconque à celles qui nous ont été enlevées. Ce serait se moquer de faire une telle question, et l’ironie, en telle matière, serait inconvenante. Les plus satisfaits ne peuvent prétendre même à prévoir le jour où on pourra tirer de nos possessions nouvelles soit une recrue pour notre armée, soit une recette pour notre budget. L’Algérie, après plus de soixante ans, n’en est pas encore à régler, avec un excédent de cette nature, la balance de son compte avec la France. Il n’est aucun des avantages qu’on nous fait espérer de nos domaines lointains, — ni le développement de notre commerce par l’ouverture de débouchés où nos productions pourraient être reçues avec une faveur privilégiée, — ni l’essor qui pourrait être donné, nous assure-t-on, à notre population aujourd’hui trop prudemment renfermée dans les limites de la vieille France, le jour où elle devrait se répandre dans les plages plus largement ouvertes ; il n’est aucune de ces espérances plus ou moins fondées qu’il ne faille, d’un commun aveu, renvoyer à une échéance presque séculaire. Quand M. Jules Ferry, l’un des grands initiateurs de la politique coloniale, disait que nous faisions là des placemens de père de famille, il entendait assurément qu’une ou deux générations de nos enfans en attendraient le bénéfice. Soit donc ! mais au moins faudrait-il que le placement fut fait de manière à ne pas compromettre, dans une spéculation toujours aventureuse, la fortune de la génération présente, sans quoi je ne vois pas comment sa postérité pourrait être en mesure de la recueillir. En un mot, à défaut d’une force acquise, ce serait quelque chose de n’avoir rien ajouté à une faiblesse dont il ne suffit pas de détourner les regards et de perdre le sentiment pour supprimer la réalité.

Or est-il vraiment chimérique de supposer qu’une guerre éclate en Europe, qui menacerait peut-être de deux côtés à la fois une frontière dont une face au moins est devenue si peu sûre et rendrait nécessaire de garder sous la main la totalité de nos