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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/468

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Aussi n’est-ce pas sans appréhension que Mlle Phlipon envisage la nécessité de faire son choix. Elle se rend compte qu’elle a peu de chances de rencontrer un candidat digne de sa main. Si en effet elle est prête à passer sur les avantages extérieurs, sur l’âge, même sur l’argent, il est d’autres points sur lesquels elle est résolue à ne pas faire de concessions. L’homme qu’elle épousera sera jeune ou vieux, blond, brun ou chauve, mais il sera de bonne naissance, bien élevé, instruit, il aura une position qui se puisse avouer ; or les épouseurs de cette espèce n’épousent guère les « filles d’artistes », surtout quand l’artiste se trouve n’être qu’un artisan. Mlle Phlipon ne se fait à cet égard aucune illusion. « La médiocrité de mon bien ne permet pas d’étendre loin mes prétentions qui se trouvent renfermées dans une classe où vraisemblablement elles ne trouveront pas qui puisse les remplir. » C’est le célibat probable : il ne lui fait pas peur.

Et voilà pourquoi Mlle Phlipon est encore fille ! quoique les occasions ne lui aient pas manqué. Car Roland n’est pas le premier qui ait demandé sa main. Il est, — sauf omission, — le dix-neuvième. Dix-neuf, c’est un chiffre, et qui autorisera plus tard Mme Roland à s’égayer de la « levée en masse » de ses prétendans. Elle s’amuse à les voir défiler devant elle en rangs serrés et à en faire le dénombrement. En tête s’avancent quelques comparses et fantoches qui forment une sorte d’avant-garde grotesque : Mignard, le maître de guitare, colosse aux mains velues, qui se donnait pour un « noble de Malaga que des malheurs avaient obligé de faire ressource de son savoir en musique » ; Mozon, le maître de danse, qui, devenu veuf, songeant à prendre cabriolet et s’étant fait extirper une loupe qu’il avait à la joue gauche, se trouva bon pour se mettre sur les rangs ; le boucher du quartier qui fait sa cour en envoyant les meilleurs morceaux de sa compétence ; un capitaine de cipayes, Demontchéry, qu’on pria d’aller préalablement faire fortune aux Indes. Quand il revint, sept ans après, sa fortune n’était point faite, mais Mlle Phlipon était mariée. D’autres demandes valurent tout au moins d’être discutées. Un M. Morizot de Rozain eut le tort de faire remarquer que son nom se trouvait dans le nobiliaire de sa province : cela déplut. Ce fut le tour d’un marchand bijoutier, veuf de deux femmes, passant pour avoir toujours bien vécu avec elles, et qui offrait donc des garanties. Il fut éconduit, ainsi que le courtier en diamans qui suivit incontinent. C’est que la fille de Phlipon a pour le commerce un éloignement insurmontable. « Il n’y a guère d’éducation, encore moins de délicatesse dans les hommes de cette classe. Élevés dès la jeunesse chez des maîtres qui ne leur ont appris qu’à travailler, leur âme reçoit peu de culture. Ils n’ont aucune de ces connaissances qui éclairent et forment l’esprit, élèvent les sentimens, adoucissent le caractère, améliorent les mœurs et polissent les manières : tous