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n’était pas jeune, il n’était pas beau, il n’était pas séduisant, il n’avait pas un caractère aimable : négligé dans sa mise au point d’en être presque malpropre, emprunté dans ses manières, l’allure raide, la parole rude, il n’avait en lui rien de plaisant. Mais il s’appelait : de la Platière. Il était d’une famille « née dans l’opulence. » Inspecteur des manufactures à Amiens, il était une manière de personnage. Il avait voyagé, il avait de la lecture, on pouvait causer. L’ami des demoiselles Cannet fut bien accueilli et, quand on se fut habitué à la disgrâce de son extérieur, reçu avec plaisir. Pour lui, bientôt conquis, il revint, il s’attarda, il se familiarisa ; même il poussa la familiarité jusqu’au point où elle cesse d’être une honnête familiarité. Si invraisemblable que le fait puisse paraître, il est certain. Une scène eut lieu qui nous étonne, moins parce qu’elle dément la réputation d’austérité de M. Roland que parce que nous sommes peu habitués à l’imaginer dans le rôle de séducteur. Il est pourtant impossible de se tromper à certains passages tout à fait significatifs. Au lendemain de l’incident, la jeune fille se plaint de l’inquiétude où on l’a jetée. « Ne me faites pas penser que le trouble, la crainte et les dangers sont presque inséparables de l’amitié la plus sainte contractée entre les femmes et ceux de votre sexe… Il me semble que l’amitié n’est pas si ardente dans ses caresses. » Elle revient ailleurs sur le même souvenir : « Ce premier et très doux baiser impétueusement ravi me fit un mal affreux. La répétition de ce délit trop faiblement évitée augmentait mon agitation et mes regrets. » Pour ce qui est de Roland, il n’est pas trop rassuré sur la façon dont on aura pris son incartade, attend avec impatience la lettre de pardon, s’empresse de répondre pour plaider sa cause et « justifier son délire ». L’honnête, le digne, le vertueux Roland a tenté de séduire Mlle Phlipon. Il a voulu faire d’elle non pas sa femme mais sa maîtresse. — Ce n’était pas le compte de la jeune fille. Elle s’expliqua très catégoriquement : « Monsieur, je puis être la victime du sentiment, mais je ne serai jamais le jouet de personne… » On ne l’aurait qu’en justes noces ; il fallait épouser. Roland était encore sous le coup d’une émotion qui parait avoir été vive. Il se posa en prétendant.

C’est alors que s’engage la correspondance, avec un caractère d’intimité dont témoigne assez l’emploi du tutoiement. D’ailleurs les lettres des deux futurs époux ne se ressemblent guère, et manifestent de la façon la plus éclatante la différence des sentimens avec lesquels l’un et l’autre envisagent le projet d’union. Marie Phlipon l’a adopté d’enthousiasme, et à mesure qu’elle y songe, elle s’y attache avec plus de ferveur. Elle y trouve de quoi satisfaire tous ses vœux. C’est pour elle un moyen de se soustraire à un milieu qui lui devient chaque jour plus odieux, d’échapper aux tristesses d’un intérieur où s’installent