Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/556

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

solitaire auxquels il lui faudrait renoncer absolument. Des devoirs plus sérieux que les tâches de choix, inutiles à demi, auxquelles jusque-là elle s’était consacrée, pèseraient sur elle ; il y aurait le train d’une grosse maison ; il y aurait du monde à recevoir ; il y aurait la mère exigeante et affaiblie de Joe à soigner ; d’autre part, avoir plus d’une servante serait contraire à toutes les traditions d’économie du village. Louisa possédait un petit alambic et s’amusait l’été à distiller des essences de roses et de menthe ; il lui faudrait renoncer à son alambic. Sa provision d’essences était déjà considérable, elle n’aurait plus le temps de distiller pour son seul plaisir ; la mère de Joe trouverait d’ailleurs que c’était une niaiserie ; elle avait exprimé déjà son opinion là-dessus. Louisa aimait à tirer dans la batiste de petits points perlés, non pas toujours pour l’utilité de la chose, mais parce qu’une couture bien faite lui donnait des sensations agréables ; assise devant sa fenêtre pendant les longues et tièdes après-midi à ouvrer un tissu délicat, elle était l’image même de la paix. Cette paix ne lui serait certes pas réservée dans l’avenir. La mère de Joe, matrone dominante et positive, Joe lui-même, avec son honnête rudesse masculine, riraient de toutes ces jolies, mais sottes manies de vieille fille. Louisa avait un enthousiasme d’artiste pour l’ordre et la propreté de sa demeure solitaire. Elle triomphait à la vue des vitres qu’elle avait polies jusqu’à les faire étinceler comme des joyaux. Elle s’enorgueillissait de ses tiroirs scrupuleusement rangés d’où s’exhalait un parfum de lavande. Pourrait-elle être sûre de conserver même cela ? Des visions, si brutales qu’elle les repoussait à demi comme immodestes, lui venaient, de vêtemens masculins jetés partout pêle-mêle, de poussière et de désordre causés par une présence mâle au travers de cette délicate harmonie.

Parmi les pressentimens qui l’agitaient, l’un des plus pénibles avait trait à César. César était un véritable ermite de chien. Il avait presque toujours vécu dans sa niche, loin de la société de ses semblables et de toutes les joies canines. Jamais, depuis sa première enfance, il n’avait fait le guet devant un terrier ni connu les délices d’un os dérobé à la cuisine. Et tout cela en punition d’un crime commis à l’âge le plus tendre. Nul ne savait quelles profondeurs de remords pouvaient exister chez ce vieux chien à l’air innocent en somme ; mais, repentant ou non, il était puni. Le pauvre César élevait rarement la voix pour aboyer ou pour grogner ; il était gras et somnolent ; des cercles jaunes, semblables à des lunettes, entouraient ses yeux éteints.

Il y avait un voisin, cependant, qui portait sur sa main la