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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/559

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un air d’autorité qui eût convenu à quelque princesse. Lily Dyer était la favorite de tout le village, possédant les qualités qui peuvent à la campagne exciter l’admiration ; elle était belle et bonne, habile et forte, très vive ; combien de fois Louisa n’avait-elle pas entendu faire son éloge !

— Eh bien, reprit Joe Dagget, je n’ai rien à dire contre…

— Je ne sais pas, ma foi, ce que vous pourriez avoir à dire, riposta Lily.

— Non, rien, répéta Joe, qui semblait tirer lourdement chaque mot. Puis un silence se fit. — Je ne suis pas fâché tout de même, reprit-il, que ce qui est arrivé hier soit arrivé, et que nous sachions à quoi nous en tenir l’un sur l’autre. Ça vaut mieux, voyez-vous. Bien entendu, les choses ne peuvent pas changer. Je vais me marier la semaine prochaine quand même. Comment voulez-vous que je me tourne contre une femme qui m’a attendu quatorze ans pour la faire mourir de chagrin ?

— Si vous la plantiez là demain, je ne voudrais certainement pas de vous ! s’écria la jeune fille avec une véhémence soudaine.

— Eh bien, je ne vous donnerai pas l’occasion de me refuser, mais je crois que vous feriez comme vous dites.

— Si je le ferais ! L’honneur c’est l’honneur et le devoir c’est le devoir. Et je ne penserais pas grand’chose d’un homme capable d’y manquer pour moi ou pour n’importe quelle autre fille. Vous verriez ça, Joe Dagget !

— Comme si j’avais l’idée d’y manquer pour personne ! répliqua-t-il presque violemment.

On aurait cru à leur ton qu’ils étaient en colère, qu’ils se querellaient. Louisa écoutait très attentive.

— Je regrette que vous sentiez qu’il faut partir, dit Joe, mais c’est peut-être en effet ce qu’il y a de mieux à faire.

— Bien entendu, c’est ce qu’il y a de mieux. J’espère que nous avons le sens commun, vous et moi.

— Vous devez avoir raison, Lily. — Et soudain la voix de Joe prit un accent de tendresse. — Dites, Lily, je m’en tirerai encore, moi ; mais je ne peux pas supporter l’idée… dites… vous n’allez pas vous faire trop de chagrin ?

— Je vous montrerai bien que je ne suis pas capable de pleurer toutes mes larmes sur un homme marié.

— Tant mieux… Eh bien, tant mieux… Je souhaite que vous vous consoliez, Dieu sait que je le souhaite… et j’espère qu’un de ces jours vous… vous rencontrerez quelqu’un qui… un autre brave garçon…

— Pourquoi pas ? répliqua Lily Dyer. Mais sa voix changea