de ceux qui lisent peu. Il me semble avoir pratiqué les philosophes du XVIIIe siècle, et n’avoir guère été plus loin. Les dix ou douze citations qui reviennent chacune deux cents fois environ dans ses ouvrages sont des phrases de Montesquieu et Rousseau, des vers de Jean-Baptiste Rousseau et Voltaire. Il avait une certaine instruction scientifique, très superficielle, à ce qu’il me semble. Il ne connaît guère ses prédécesseurs, qui sont Thomas Morus, à d’autres points de vue les Hussites, à d’autres égards encore Diderot et Rousseau. Il a les inconvéniens de l’ignorance qui sont grands, et les avantages de l’ignorance qui sont énormes. Il n’est jamais gêné par des souvenirs dans l’intrépidité de son affirmation et dans l’audace de ses constructions idéales. C’est avec une tranquillité magnifique qu’il affirme que « l’humanité se trompe depuis trois mille ans » et que « SEUL », — c’est lui qui met le mot en grandes majuscules, — il a découvert le secret parfaitement simple qui la rendra en huit jours ce qu’elle doit être et ce que Dieu a voulu qu’elle soit. Il n’y a que les timides pour avoir de ces assurances la plume à la main.
Il y a dans Fourier une critique de la civilisation, et une reconstitution de l’humanité, la civilisation étant supposée abolie. Autrement dit, si Fourier avait commencé par sa critique et continué par sa réédification, il aurait suivi exactement la marche de Rousseau du Discours sur les arts au Contrat social. Sa critique de la civilisation est à peu près complète, et ne laisse rien subsister de ce que nous avons accoutumé d’appeler ainsi. A la vérité Fourier reconnaît qu’il y a eu, avant la civilisation, quatre états : édenisme, sauvagerie, patriarcat, barbarie, sur lesquels la civilisation constitue un progrès. Mais ce progrès est extrêmement léger, et pour être dans le vrai, il n’y a que deux états : la barbarie et l’harmonie. L’harmonie existera. La barbarie légèrement adoucie est ce qu’on appelle civilisation ; c’est ce qui existe.
C’est une chose parfaitement désordonnée. Elle consiste dans une bataille perpétuelle, ce qui est sans doute la définition de l’état barbare : bataille des individus entre eux, bataille des individus contre l’intérêt commun. Les individus luttent entre eux ; c’est ce qu’on appelle la concurrence, mot bien choisi, en vérité ; car il désigne comme un concours ce qui est une lutte. La concurrence, c’est la bataille pour le succès laissée absolument libre, avec une prime pour chaque élément d’immoralité que chaque individu pourra apporter avec lui.