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lignes, de moins en moins productives. Les masses s’habituèrent ainsi de plus en plus à considérer l’Etat comme le patron par excellence, et les relief works, les travaux entrepris pour soulager les ouvriers inoccupés, comme une fonction essentielle du gouvernement. Puisqu’il construit et exploite les chemins de fer, dit-on bientôt, pourquoi n’entreprendrait-il pas aussi toutes les autres industries, notamment l’industrie minière ? La force des choses avait conduit en Australie à l’exploitation des chemins de fer par l’État : il en résulte qu’aujourd’hui, la logique simpliste des démocraties veut en faire le patron universel.

À ces causes, il faut encore ajouter les mauvais rapports des classes de la population entre elles. Que de fois n’ai-je pas entendu des Australiens regretter les sentimens amers de classe — very bitter classfeelings — dont étaient animées les couches inférieures de la population à l’égard surtout îles grands propriétaires, des squatters. Comment ce sentiment de classe, assez faible en Amérique, est-il aussi fort ici ? C’est sans doute encore à la composition mal équilibrée de la population qu’il faut l’attribuer. Aux Etats-Unis, où l’industrie, si elle est née en partie à l’abri artificiel de tarifs protecteurs, a du moins devant elle un immense marché, elle est vigoureuse, prospère, et l’ouvrier peut voir s’ouvrir devant lui un avenir illimité. En Australie, au contraire, les chétives industries de serre chaude qui n’ont devant elles que des marchés minuscules — puisque chaque colonie forme un territoire douanier séparé, — végètent ; et l’ascension, le passage de l’état d’ouvrier à celui de patron, tout au moins de contremaître, n’est guère possible dans ce corps anémié. L’ouvrier n’ayant pas devant lui de perspectives d’avenir est ainsi mécontent, malgré ses hauts salaires ; se plaint d’être un paria ; et n’espère qu’en un changement radical de l’organisation de la société.

C’est en particulier aux squatters qu’il en veut. Ces grands propriétaires, ces grands locataires de terrains de parcours pour le bétail, dont plusieurs détiennent des dizaines de milliers d’hectares, sont cependant l’élément solide de la colonisation australienne, les véritables auteurs de la grandeur économique de ce pays. Le départ de quelques milliers d’entre eux lui serait plus funeste que l’exode de la moitié des 1 100 000 habitans qui peuplent ses quatre grandes villes. Si la propriété pastorale est souvent énorme en Australie, c’est que cette énormité est nécessaire à cause du climat, de ses longues sécheresses, de son irrégularité qui occasionnent parfois des pertes désastreuses auxquelles un petit propriétaire, muni d’avances insuffisantes, ne saurait résister. L’agriculture proprement dite n’est pas non plus très