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Si certains groupes s’agitaient avec véhémence et réclamaient à grands cris l’extension de l’électorat aux femmes dans les colonies qui l’ont adopté, comme ils le font encore dans celles qui ne s’y sont pas décidées jusqu’à présent, la masse du public, et du public féminin surtout, ne tient nullement à cette réforme. Dans les classes supérieures, l’indifférence des femmes est complète à ce sujet. J’ai pu en parler avec un grand nombre d’entre elles, à Melbourne, à Sydney, en Nouvelle-Zélande ; elles m’ont répondu, sans exception, qu’elles ne se souciaient nullement du droit de vote. Dans les classes populaires, et surtout dans la petite bourgeoisie, un certain nombre y attache sans doute plus d’intérêt, mais, de l’avis de tous, les seules qui tiennent véritablement à l’émancipation politique, ce sont les femmes de lettres, les professeurs, institutrices ; et encore, m’a-t-on dit souvent, celles qui sont séparées de leur mari, dont la vie privée est malheureuse, dont le caractère est aigri. C’est naturellement ce groupe qui se fait entendre ; la grande masse reste silencieuse précisément parce qu’elle est indifférente.

Au fond, tout ce mouvement féministe n’est guère qu’un vaste humbug, imaginé par des politiciens en quête d’agitations toujours renouvelées, des déclassés et des cerveaux brûlés, mais qui dispose en Australie de deux soutiens puissans. Le premier est le parti ouvrier, parce que les extrêmes de la démocratie confondent toujours les mots changement et réforme, et aussi parce que les femmes des classes ouvrières, entièrement dénuées d’éducation politique, voteront dans le même sens que leurs maris, pensent les chefs des syndicats, tandis que la plupart de celles des hautes classes s’abstiendront. Le second soutien du mouvement, qu’on retrouve très puissant en Amérique, en Angleterre, en tout pays anglo-saxon, c’est le parti de la tempérance, ou plutôt de la prohibition, qui rêve la suppression complète du commerce des boissons alcooliques, et auquel le concours des femmes est absolument acquis. Si les femmes des classes moyennes et inférieures se désintéressent moins que celles des classes supérieures de l’obtention du droit de vote, si surtout un grand nombre en usent aujourd’hui qu’il leur a été conféré, c’est parce qu’elles sentent agir vivement autour d’elles, sur leurs pères, leurs maris, leurs frères, l’influence néfaste de l’alcool et qu’elles sont les premières à en souffrir, elles et leurs enfans.

En effet, si les femmes ne désirent pas vivement être admises à l’électorat en Australie, — et cela est incontestable pour tout observateur de bonne foi, — elles se servent cependant de leurs droits avec assez d’ardeur une fois qu’ils leur ont été donnés :