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esprit sans bonne mémoire. Sans une mémoire fidèle, nous sommes incapables de ces comparaisons précises qui font le jugement rigoureux ; sans une mémoire prompte, nous manquons de ce « sens de l’objection » qui fait le jugement éclairé.

Quelles sont donc les raisons du préjugé courant contre la mémoire ? Pourquoi sommes-nous si peu fiers de notre mémoire ? Pourquoi en disons-nous si facilement du mal et du bien ?

En voici une première raison : la mémoire est nécessaire, — je crois du moins l’avoir démontré, — mais elle ne suffit pas ; on peut avoir une étonnante mémoire et un jugement très faux, c’est même ce qui arrive assez souvent, et de tels exemples sont faits pour déconsidérer la mémoire. On peut, en effet, avec une étonnante mémoire, n’avoir pas d’énergie, de patience et de force d’attention ; alors le jugement, trop hâtif, manque toujours de sûreté ; on s’arrête à un avis avant de l’avoir vraiment contrôlé, ou bien on n’a pas le courage de repousser une erreur qu’on aime. On peut aussi, avec une mémoire excellente, avoir un cœur trop passionné ; or être passionné équivaut à avoir une mauvaise mémoire ; car la passion écarte et obscurcit tous les souvenirs qui la gênent, et c’est alors comme si ces souvenirs n’existaient pas. — Ce qui est vrai encore, c’est qu’il est une façon d’avoir de la mémoire qui est assez peu estimable : beaucoup de gens se souviennent admirablement de ce qu’ils ont « entendu dire » ; ils retiennent infailliblement les phrases toutes faites, les préjugés, les recettes courantes ; leur mémoire se charge de tout ce bagage étranger au lieu de s’enrichir de l’expérience personnelle ; ils n’ont pas le don d’observer, de voir le réel, de noter et de graver dans leur esprit ce qu’ils ont vu ou éprouvé ; ils oublient vite leurs propres impressions, de sorte que leur esprit est banal et faux. Les gens dont on vante avec ironie la mémoire sont presque toujours de cette catégorie. Pour être exact, il faudrait dire qu’ils ont la mémoire mauvaise, puisqu’ils ne se souviennent que de l’accessoire ; on voit la mémoire qu’ils ont, et qui est encombrante, on ne voit pas celle qui leur manque. De plus, il est incontestable que la mémoire est une faculté suspecte ; si prompte et si fidèle qu’elle soit, elle risque toujours d’être en défaut : le ressort peut ne pas jouer au bon moment, alors le souvenir ne jaillit pas quand on aurait besoin de lui, ou bien encore il est inexact ; que de fois nous nous sommes crus certains d’un souvenir qui, vérification faite, s’est trouvé menteur ! Souvent aussi il est confus ; nous ne savons pas nous-mêmes comment « les choses se sont passées. » Sans compter que la mémoire est dépendante des vicissitudes organiques, et que la fatigue, par exemple, ou l’anémie l’endorment. — Et enfin la mémoire entre sans cesse en jeu