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très difficile, qui dure plus de deux heures. Grâce à d’audacieuses précautions, la victoire me reste, et j’avale en hâte deux verres de cognac. Je cours chez moi ; six patiens m’y attendent ; les uns ne sont pas des malades sérieux, les autres sont des incurables : il faut mentir, pour les consoler. J’ai quinze minutes pour prendre le thé et de nouveau quatre malades à voir. On m’accorde enfin une demi-heure de repos. Quelle bonne fortune ! J’en profite pour achever la lecture du livre de Widmann sur l’Italie, et je cours au concert de la Renaissance. Grande joie ! Durant une heure et demie, je subis l’empire d’une musique reposante. Je rentre chez moi dans une excellente disposition d’esprit, et je soupe très agréablement en famille, après quoi j’écris six lettres d’affaires très urgentes. Enfin, enfin, me voilà seul. » Quand il était seul, sa tête travaillait sans cesse. Il a dit lui-même que les événemens les plus intéressans de notre vie sont les idées, justes ou fausses, qui nous viennent. À ce compte, sans parler des résections de genoux ou de mâchoires et des ovariotomies, sa vie fut riche en événemens, car les idées lui venaient en abondance. Il employait une partie de son temps à les déguster, une autre à les critiquer.

Sa correspondance, que vient de publier en partie le docteur Georges Fischer, nous fait bien connaître cet admirable praticien, qui était quelque chose de plus[1]. Il se révèle dans ses lettres comme un de ces hommes rares et très intéressans, qui ont excellé dans leur métier et l’ont aimé passionnément jusqu’à leur mort, sans s’aveugler sur ses imperfections, sans être tenté de le surfaire. Son amour était exempt de toute illusion. Il voyait sa maîtresse telle qu’elle était avec ses rides, ses faiblesses et ses misères, et, telle qu’elle était, il la préférait à tout, sans que sa clairvoyance ait jamais fait aucun tort à sa fidélité.

Le 19 septembre 1883, il écrivait à un agronome de ses amis, dont le fils se destinait à la médecine : « Tu me parles des fatigues et des peines de l’agriculteur, qui est à la merci des vents, du soleil et de la pluie ; je ne veux pas vous épouvanter, toi et ton Robert ; mais n’allez pas vous imaginer que le médecin soit couché sur un lit de roses… A l’Université, tant que durent les études, nous sommes heureux et fiers de pénétrer quelques-uns des secrets de la nature. Nous passons nos examens, et nous voilà enchantés de nous-mêmes. Mais peu à peu nous découvrons combien notre savoir est fragmentaire, combien nous sommes impuissans dans les cas où nous regrettons le plus de l’être. Puis viennent les scrupules : ferai-je ceci ? dois-je faire cela ? Pour nous soustraire à nos syndérèses, il faut pouvoir se dire qu’on fait son devoir tellement quellement, de son mieux et en conscience… Maigres sont les joies du médecin ; quelques-uns de ses cliens lui témoignent un attachement sincère et lui en donnent parfois

  1. Briefe von Theodor Billroth. Hannover und Leipzig, 1896, Hahnsche Buchhandlung.