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fût pas un sot, de se signaler par quelque découverte qu’un autre eût faite à sa place. Au surplus il avait pour principe que c’est bien peu de chose qu’un individu, que les plus grands hommes ne sont qu’un détail dans l’histoire de la science comme dans l’univers : « Vous connaissez mes vues sur le peu de valeur de la personnalité dans l’histoire du monde. Tout ce qui arrive devait arriver. L’homme est un morceau de la nature ; elle a ses lois qu’elle nous impose quand nous nous flattons de lui imposer les nôtres. » Ce praticien naturellement très gai, qui avait une philosophie triste, se moquait quelquefois de ses mélancolies. Il avait dit un jour que le docteur Billroth était « un malheureux imaginaire, un hareng sentimental de la mer Baltique. » Mais il disait aussi que plus il avance en âge, plus ce genre de harengs a peine à dominer ses sentimens et ses imaginations, que nous changeons de sexe avec les années, qu’en vieillissant la femme devient plus homme et l’homme devient plus femme.

Quand on regarde les individus comme de simples détails, on est peu disposé à croire à leur immortalité. Billroth n’avait pas besoin de croire à la sienne pour se résigner facilement à quitter ce monde. Il avait pensé mourir en 1887, et la mort lui avait paru charmante : « Je demeurai longtemps dans un état de demi-sommeil qui n’était point désagréable, écrivait-il à Brahms, m’observant quelquefois médicalement, lorsque ma respiration devenait plus bruyante ou plus superficielle, et que mon esprit semblait s’en aller. Je disais avec un de tes Lieder : « Il me semble que je suis mort. » Que cet état me paraissait doux ! Je planais dans les airs et je regardais paisiblement la terre et mes amis au-dessous de moi. » Il écrivait plus tard : « Heureux celui qui meurt ! S’endormir et ne pas se réveiller, que peut-on imaginer de plus beau ? » Mais souvent aussi il regrettait sa jeunesse, cette heureuse saison des projets chimériques, cet âge délicieux où tout semble possible et où son microscope lui avait procuré des joies exquises que ne donnent ni les distinctions, ni les gros honoraires, ni la gloire. Peut-être en ces momens-là enviait-il dans le secret de son cœur ceux qui pensent que la mort est une fin qui est un recommencement, ceux qui croient à une jeunesse d’outre-tombe.


G. VALBERT.