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parlent ; il voit, et la vie prend pour lui un sens tout nouveau ; il aime, et son amour est utile, et son œuvre est bonne. Aimer, n’est-ce pas, dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre physique, créer après Dieu, comme Dieu, un être, une forme, un verbe ? C’est une loi inéluctable que tout doit, pour vivre, s’incarner à un certain moment dans une forme certaine. L’Idée n’y échappe pas plus que l’Être. Tout se réduit, en somme, à cette formule unique : dans la vie physique, pas d’être sans matière, pas d’âme sans l’enveloppe d’un corps ; dans la vie intellectuelle, pas d’idée sans l’enveloppe d’une forme ; ce que je traduirai : pas d’art sans métier. L’équilibre c’est toujours la loi de la vie et de la vérité, et par conséquent, de la Beauté. Si l’Art, en effet, n’est qu’une rare et supérieure puissance d’aimer, c’est-à-dire de connaître par l’amour la mystérieuse beauté des choses, et de refaire en esprit, même sous l’apparence des formes passagères, l’œuvre de la nature, le Métier est la précise faculté de transformer la matière au gré de cet esprit, le don, mis aux mains du tenace ouvrier, de traduire en formes pures les sensations et les rêves de l’artiste. Il ne faut à aucun prix dissocier ces deux forces, sous peine d’immobilité intellectuelle et par conséquent de néant. L’émotion est indépendante de l’effort et antérieure à l’effort ; mais en dehors de cette culture obstinée, qui est le travail, elle est informulée et morte. En revanche, où l’émotion manque, où l’idée est absente, le plus beau métier du monde ne saurait galvaniser ce cadavre, l’œuvre sans foi. Je crois qu’ainsi entendus ces deux termes d’art et de métier, en apparence opposés pour de bien superficiels esprits, apparaîtront comme liés dans une indivisible unité. Il n’y a pas d’œuvre sans cette union quasi sexuelle de l’Esprit et de la Forme. Et le chef-d’œuvre n’est que le résultat logique d’une proportion parfaite, harmonique, dans ce rapport de l’art au métier.

Qu’est-ce donc exactement que l’art ? Et qu’est-ce que le métier ? Je voudrais essayer ici de l’expliquer avec nos argumens à nous, avec ces preuves de sentiment en quelque sorte, tout intimes, presque intérieures, qu’on devine plus souvent qu’on ne les voit, dans tous les arts, dans tous les métiers. Ce serait, si j’y réussissais, faire comprendre au lecteur ami tout ce qu’il y a d’inconnu, — de méconnu, — dans nos arts ; et comme ils nous apparaissent tout autres que nous les entendons expliquer tous les jours ; et d’où ils viennent et où ils vont, puisque aussi bien tout le monde sait ou croit savoir ce qu’ils sont ! Mais cela, je le répète, comme il faudrait le dire, — en artiste, pour des artistes, — avec je ne sais quoi de filial et de passionné que nous ne retrouvons