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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/814

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présent, nous suivrons de tout près, et passionnément, — comme on suit de l’âme le drame le plus attachant, — la genèse d’un travail dont on ne voit que le résultat dans nos expositions, dans nos demeures ou dans nos rues ; et nous entrerons dans l’usine, dans le laboratoire, dans l’atelier, pour mieux connaître la technique particulière à chaque forme d’art, pour mieux surprendre les dessous du métier et, comme on dit chez nous familièrement, la cuisine des choses. Cela, un artiste le peut faire. Lui sera-t-il permis aussi de s’essayer, chemin faisant, à séparer les forces vitales d’avec les germes morbides qui entourent, qui assiègent, qui amoindrissent tous les penseurs modernes, et en particulier les artistes ? de dire, non sans quelque témérité peut-être, les regrets qui nous émeuvent, mais nous affaiblissent ; les souvenirs qui nous ravissent, mais nous gênent ; nos inquiétudes, nos espérances, même nos querelles ? et combien, entre les écoles où l’on nous instruit en nous émasculant, et les cénacles où l’on s’encense entre augures, la place est difficile et petite et le chemin glissant, aux esprits trop libres ou trop curieux.


II

Mais tout cela est difficile à dire. Avancer sans froissement trop vif, entre tant d’idées en marche, surtout entre tant d’ennemis en éveil et d’amis… au repos ! Et pourtant, confesser une bonne fois ce qu’on pense, parler hautement de cet art qu’on sert comme la religion la plus belle, croire enfin sincèrement défendre la vérité, n’est-ce pas là un faisceau de raisons suffisantes à faire parler un homme ? L’artiste aussi doit proclamer sa croyance, et, sous peine de déchéance intellectuelle, plus que jamais à cette heure la servir fidèlement par des actes, par des œuvres, et au besoin la défendre, comme une dernière souveraineté, par la parole et par l’écrit.

Aussi bien le temps a-t-il, je crois, travaillé pour nous, pour ces honnêtes gens, comme on disait au XVIIe siècle, qui, à des « clartés de tout », ont ajouté aujourd’hui des lassitudes de bien d’autres choses. La colère et le dégoût les gagnent et nous sauveront : la colère contre l’enlaidissement du monde et le dégoût du cabotinage universel qui envahit jusqu’au domaine saint de la pensée. N’en accusons que nous-mêmes ! Artistes, nous n’avons peut-être assez défendu contre le mal de ce temps ni notre conscience, ni notre travail, hâtons-nous de nous rappeler que dans la sincérité de chaque heure réside toute la force, — dans l’effort de chaque jour toute la chance, — de nos travaux ; et que la