Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/825

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chacun aussi a peur ou envie d’imiter son voisin. Il n’y a plus une école, il y en a deux cents. Dans la lutte des petites ambitions et des grandes vanités, personne n’a plus songé au respect de l’art qui seul entraîne le respect des artistes ; chacun s’en est allé de son côté, et on a, un beau jour, oublié de travailler à la continuité de la pensée nationale. Par peur de la tradition, — oh ! si mal habillée par ses gardiens ordinaires ! — les uns se sont sauvés à travers champs, jetant leurs bonnets, quelquefois avec leurs têtes, par-dessus tous les moulins. Les autres, ceux qui sont restés aux pieds de la déesse, paraissent y mourir d’ennui. En vérité nous sommes aussi las, dans tous les arts, des excentricités — des fumisteries — que des routines. Nous allons à tâtons, sans boussole, sans joie, surtout sans but, inquiets de l’avenir, grisés de phrases creuses, affolés de théories impossibles, troublés également par la soif du succès et la peur de la presse ! Ainsi tiraillés, nous errons dans un crépuscule incertain où tout est peut-être délicat, fin ou rare, mais où rien n’est sain, où rien n’est franc, où rien n’est mâle ! Tons passés, et cœurs usés ; c’est la mode ; et tout est pareil, depuis nos salons jusqu’à nos intelligences : ceux-ci encombrés de choses anciennes qui ne sont que de vieilles choses, celles-là grosses d’un « art nouveau » qui n’est qu’une nouvelle contrefaçon ! Mais l’art nouveau se fait sans le vouloir, surtout sans le dire, peut-être sans le savoir. Les vrais novateurs sont toujours des naïfs ; et le mot vraiment nouveau est celui qui leur sort du cœur, des entrailles, sans secours ni réclame, à travers tout le monde et malgré tout le monde ! Ceux-là travaillent dans leur coin, silencieusement, victorieusement ; la plupart du temps, ils s’ignorent, mais ils aiment ; et toute grâce vient de là ! Qu’on nous laisse donc tranquilles enfin avec ces mots sonores et vides d’art moderne et d’art vieux-jeu ! Il n’y a pas d’art moderne ; il y a l’art, et c’est tout ; mauvais ou bon, quoique ancien ou quoique moderne. Il y a même des vieux maîtres, — si vieux qu’ils en sont morts, — qui sont toujours jeunes ; et il y a des jeunes qui ne sont pas des maîtres et qui sont très vieux. Par bonheur, d’autres songent, loin du bruit, loin des querelles qui, en regardant la nature se réfléchir dans leur rêve, trouveront quelque chose, et nous donneront à tous définitivement tort.

Je ne conteste pas qu’un sincère effort ait été fait depuis quelque temps, pour sortir d’un malaise qu’aucun artiste ne niera, je pense. L’Europe cherche une philosophie et un art pour finir le siècle, et ne les trouve pas. En France surtout, qui plus particulièrement nous touche, l’effort a paru curieux, original, mieux dirigé aussi depuis peu. Par la force d’habitudes modifiées, de mœurs différentes et assez facilement cosmopolites