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actuellement en vigueur, qui ralentit la vie économique du pays. Ce qui existe n’est pas parfait : le système des banques nationales, dont les billets sont gagés par des rentes d’Etat, prête le flanc à certaines critiques. L’émission de billets par la Trésorerie est encore bien plus contraire aux saines doctrines. Mais la quantité d’argent qui circule n’a rien d’excessif, et il serait difficile de démontrer pourquoi l’Amérique ne pourrait vivre avec un étalon boiteux, identique à celui dont la France et l’Allemagne s’accommodent, c’est-à-dire la frappe libre de l’or et une quantité limitée d’argent à force libératoire. Bien plus, elle a les ressources nécessaires pour se débarrasser, si tel était son bon plaisir, d’une partie de l’argent accumulé dans les caves de sa Trésorerie et pour écarter ainsi définitivement toute tentation de payer ses dollars autrement qu’en or.

Mais les passions qui sont en jeu enveloppent la vérité d’un nuage. Pas un électeur sur dix, parmi ceux qui voteront en faveur de Bryan, ne comprend le problème monétaire ; pas un sur cent ne mesure les conséquences de la législation nouvelle qu’il appelle de ses vœux. C’est là qu’est le péril. Les Américains, à qui je demandais leur avis sur l’issue probable de la lutte, ne cessaient de me dire : « Nos ouvriers sont honnêtes, ils ne veulent pas d’une répudiation de dettes comme celle à laquelle équivaudrait la libre frappe de l’argent, puisqu’elle permettrait au débiteur d’un dollar de cent cents de se libérer au moyen d’un dollar qui n’en vaudrait que cinquante. » Je leur répondais que la question n’apparaît pas sous cette forme simple à la masse électorale. On lui répète sur tous les tons que le dollar d’argent est le vrai dollar ; que les accapareurs de capitaux s’opposent méchamment à la libre frappe de cette monnaie légitime ; que par elle, la prospérité sera rétablie. Il n’est pas facile de démontrer à des assemblées populaires les erreurs renfermées dans ces propositions. Il ne sera pas trop de toute l’énergie des États plus anciens et plus éclairés de l’Union pour ouvrir les yeux des habitans de l’Ouest et leur montrer les dangers auxquels ils courent. La tâche n’est pas au-dessus de leurs forces, s’ils mettent à profit les trois mois qui les séparent encore de l’élection, pour mener à bien la campagne d’éducation nécessaire à cet effet. Ils vivent d’ailleurs dans un pays heureux, qu’une main providentielle semble toujours avoir arrêté au bord de l’abîme, alors qu’il était à la veille de se précipiter dans quelque aventure périlleuse. « Il y a un Dieu, dit le proverbe, pour les enfans, les ivrognes et les Américains. »


RAPHAEL-GEORGES LEVY.