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réellement dramatique, plus naturellement fécond en riches péripéties et en tableaux pittoresques : si Tasse vécut dans une époque difficile, son milieu immédiat fut aussi le moins propice à son génie, le moins favorable à son caractère.

Nous avons déjà parlé, incidemment, de la ville de Ferrare, pour marquer ses dissemblances avec la bonne petite cour paisible d’Anna-Amélie et de Charles-Auguste. Si nous y pénétrions de façon plus intime, nous trouverions qu’elle fut un milieu abominable. La famille d’Este était une des plus tragiques parmi les tragiques familles régnantes d’Italie : une horrible hérédité de meurtres, d’empoisonnemens, de passions monstrueuses, de haines et de férocités consanguines pesait sur Alphonse II et ses sœurs, que divisaient des rivalités moins sanguinaires que celles d’autrefois, mais pourtant violentes aussi. Éléonore en paraît avoir été l’instigatrice et la Furie : elle soutint de longs procès contre le duc, qu’elle finit par réduire, et s’appliqua de son mieux à entretenir la division entre lui et son autre frère, le cardinal Luigi. C’était une femme habile, énergique, résolue, toujours maîtresse d’elle-même, correcte, froide, indifférente et tracassière. Est-ce elle que Tasse a chantée ? Est-ce elle qu’il aima ? Peut-être, car il était assez vain pour se laisser éblouir par l’éclat de son rang, assez peu clairvoyant pour se tromper sur son âme, assez imaginatif pour prendre pour de l’amour cette double illusion. Quant à elle, ses procès, ses intrigues, sa santé l’occupaient trop pour qu’elle pensât à l’amour : son poète l’aima peut-être, mais il est plus que probable qu’elle ne l’aima point ; nous savons en tout cas qu’elle prit ouvertement parti contre lui dans un des nombreux conflits qu’il eut avec ses rivaux de cour ; nous savons aussi qu’en 1577, le comte Cesare Lambertini lui ayant écrit que Tasse invoquait son aide et sa protection, elle se contenta de faire remettre la lettre au duc, sans insistance.

Dans la réalité, les deux sœurs, Éléonore et Lucrèce, les deux frères, Alphonse et Louis, leurs ministres, leurs secrétaires, leurs courtisans, leurs hommes de confiance, leurs suivantes, leurs officiers et leurs artistes formaient le milieu le moins propice à des sentimens délicats, à de nobles rêves, à de hautes pensées. Hélas ! et Tasse arrivait parmi eux, rempli de toutes les illusions. Au moment de sa venue, on fêtait par de somptueuses réjouissances l’entrée dans la ville de la nouvelle duchesse, Barbara d’Autriche. Il en fut frappé d’un éblouissement dont il ne se remit jamais : « Il me sembla, racontait-il plus tard, que toute la ville fût une scène merveilleuse et jusque-là inouïe, pleine de couleurs et de lumières, présentant mille formes et mille apparences, que tout ce qui s’y passait ressemblait aux actions