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lui donne raison : « Il existe à Elberfeld une usine (de produits chimiques) dont le personnel fixe comprend, entre autres, soixante bons chimistes. Ces messieurs ont à leur disposition des laboratoires bien installés, et ils reçoivent des appointemens pour ce que les Anglais appelleraient « ne rien faire » ; les Allemands appellent cela « faire des recherches ». Ils n’ont pas à s’occuper de ce qui se passe dans l’usine, ne sont chargés d’aucune besogne routinière ; leur tâche consiste simplement à faire des analyses et des expériences, jour après jour, année après année, jusqu’à ce que l’un d’eux ait découvert un nouveau procédé, ou un moyen d’utiliser en grand quelque déchet : ce jour-là, ses patrons et lui-même sont payés de leurs peines. L’usine d’Elberfeld n’est pas une exception ; son système est la règle en Allemagne. L’usine badoise d’aniline et de soude de Mannheim, par exemple, emploie encore plus de chimistes (soixante-dix-huit, pas un de moins ! ). Un industriel anglais dirait que c’est de l’extravagance et de la folie. Il y a apparemment des extravagances qui rapportent : le dernier dividende de l’usine badoise a été de 25 pour 100. Voilà comment les industries chimiques allemandes ont conquis une partie du monde, et comment elles continuent à étendre leur empire. Payer de gros appointemens à un gros état-major de premier ordre, à seule fin de permettre à ses membres de faire de la science à leur idée, c’est jeter l’argent par les fenêtres d’une manière idiote aux yeux du manufacturier anglais, lui qui emploie rarement plus de six chimistes, dont pas un pour la recherche pure. Avec l’argent gaspillé, il y aurait de quoi louer une forêt pour chasser le daim ou avoir une maison de campagne ! Soit ; mais que le manufacturier anglais ne vienne pas ensuite geindre parce que les affaires vont mal et qu’il faut vendre la maison de campagne, ou renoncer à inviter ses amis à chasser. »

L’Anglais s’est endormi sur ses lauriers, voilà son malheur ; l’Allemand veille et avance. Il est sans cesse sur le qui-vive, et il trouve aide et secours dans toute la machine gouvernementale. Chez lui, tout le monde pousse à la roue. Le plus grand personnage et le plus humble fonctionnaire sont également pénétrés de l’idée que le devoir de tout bon Allemand est de faire gagner des petits sous à ses compatriotes. On raconte que M. de Bismarck, lorsqu’il était au pouvoir, eut à causer avec un envoyé chinois. Les questions diplomatiques épuisées, le Chinois voulut s’en aller. M. de Bismarck ne le lâcha qu’après lui avoir soutiré une commande de rails pour une maison allemande. Un exemple pareil, tombé de si haut, est fait pour stimuler le zèle des agens officiels de tout grade. Aussi le zèle n’est-il point ce