Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 137.djvu/710

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

valent aujourd’hui de si chaleureux enthousiasmes, elles lui étaient communes avec vingt autres peintres dont c’est à peine si l’on peut exhumer les noms. « Pour qui connaît le milieu où il a vécu et travaillé, dit M. Ricci, ce soi-disant maniériste apparaît comme le continuateur direct des maîtres plus obscurs qui l’ont précédé. C’est un de ces rares et précieux génies qui semblent nés pour recueillir les élémens les plus caractéristiques de l’art de leur époque, et pour les fondre en une heureuse synthèse, où nous les voyons ensuite comme transfigurés, et revêtus d’une vie supérieure. Leurs œuvres sont ainsi le résumé de toute une époque ; on les comparerait à une symphonie émaillée des meilleurs motifs de vingt opéras. »

Ce n’est donc pas à Tiepolo lui-même, c’est à tous les peintres italiens du XVIIIe siècle que s’adressaient les blâmes des critiques d’il y a trente ans, et que s’adresse encore l’admiration de leurs successeurs d’à présent. De l’originalité véritable du maître vénitien, ni les uns ni les autres ne semblent se douter. Et Dieu sait si, la connaissant, Charles Blanc ne se fût point départi de sa mauvaise humeur ! Dieu sait si, maintenant qu’elle est connue, elle ne va pas rabaisser Tiepolo dans l’estime de nos délicats ! L’originalité véritable de Tiepolo, en effet, ne consiste pas à avoir été plus excentrique que les artistes de son temps, mais bien au contraire à avoir voulu l’être moins. Dans la mesure où il se distingue de l’art des Dentone et des Franceschini, l’art de Tiepolo constitue une réaction contre l’excès de leur fantaisie, et leur étrangeté, et leur subtilité. On sent que, par-dessus eux, Tiepolo a essayé de revenir aux maîtres classiques, au Véronèse, au Corrège, à ce Titien dont le nom seul, aujourd’hui, fait frémir d’indignation tout vrai tiépoliste. Oui, ce qu’il y a dans son œuvre de « malsain » et de « bizarre » y est pour ainsi dire malgré lui ; mais par l’intention il nous apparaît encore un classique : encore ou plutôt déjà, carde toutes parts autour de lui, d’autres signes apparaissent annonçant l’éclosion d’un classicisme nouveau.

Tiepolo a eu seulement la chance de ne pas connaître Winckelmann, et de pouvoir continuer en paix, toute sa vie, à tenir pour des maîtres classiques les admirables artistes qui, deux siècles auparavant, avaient enrichi sa patrie de tant de chefs-d’œuvre. Mais c’est le plus consciencieusement du monde qu’il a essayé de se rapprocher d’eux : aucun éloge ne lui était plus sensible que de s’entendre comparer aux maîtres vénitiens de la Renaissance. Et il n’en a pas moins été, avec tout cela, un homme de son temps, sans cesse préoccupé de l’effet extérieur, hardi, brillant, souvent incorrect. Il n’y a pas jusqu’à ses habitudes d’improvisation qui ne lui aient été communes avec la grande majorité de ses contemporains. Son clair-obscur lui venait de Piazzetta, sa perspective de Franceschini ; sa couleur lui venait