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administrative un cas qui appelait les méditations du connaisseur de Slaves. Il n’a pas compris qu’une population, au fond très loyaliste, qui n’avait pas vu son souverain depuis douze ans, n’entendait point le partager avec des co-sujets dont elle souffre la tyrannie.

Avec la permission du gouvernement, on arbore le drapeau hongrois sur l’arc de triomphe, en face de la gare ; le serbe, sur l’église orthodoxe et sur une banque. C’est devant cette banque que, le 14 au matin, pendant les réceptions officielles, la foule s’amasse. Les pierres et les bouteilles d’encre volent contre les murs ; des fenêtres, où se tient le président de la société, baron Zivkovic, on riposte par des invectives et des projectiles d’un goût douteux ; néanmoins, il faut amener le drapeau. De là, les manifestans se portent devant l’église du rite grec. Dans ces foules, où se coudoient les rivalités confessionnelles, perce aisément la tentation comme l’appréhension du sacrilège. Un Serbe s’écrie : « Ne touchez pas à nos saints objets ! » Mais les Croates n’en veulent qu’au drapeau. La police arrive, parlemente en vain, finit par dégager la rue, puis, prudemment, requiert un serrurier, qui crochète la porte de l’église et fait disparaître les couleurs serbes. — Quelques instans après, un étudiant grimpe sur l’arc de triomphe, et les couleurs magyares ont le même sort. C’était à peu près l’heure où M. Kovacevic, veliki zupan (préfet de 1re classe) d’Agram, dans la salle où François-Joseph recevait les délégations, l’assurait « que l’unité d’Etat des pays de la couronne de Saint-Etienne, si profitable pendant huit siècles tant au peuple croate qu’au magyar, serait sincèrement respectée par la nation serbo-croate », — et provoquait, de la bouche impériale, un éloge non moins fleuri de la Nagoda. Un instant après prenaient place, à cette parade de la fraternité, des députations de communes hongroises, limitrophes de la Croatie. Pour rétablir l’accord entre les apparences et la rhétorique officielle, il fut décidé que, dans la nuit, le drapeau serbe serait réintégré sur l’église.

Le 15, au matin, les manifestations recommencent. Cette fois, la gendarmerie a été réquisitionnée ; elle charge à la baïonnette. Il y a des blessés ; la foule s’échauffe ; à six heures du soir l’autorité est dans l’alternative de céder ou d’engager une lutte en règle. Elle cède. Les vainqueurs, conduits par les étudians, en costume national, portant le kalpak et l’épée, parcourent la ville et crient : « Zivio Kral Hrvatski ! (Vive le roi des Croates ! ) Vive la patrie croate ! Vive Starcevic ! » Vers minuit, deux des leurs, Vladimir et lvo Frank, fils d’un des chefs de l’opposition, sont victimes d’un attentat, en sortant du cercle Starcevic. Le