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malheur est que, dans les procès de cette nature, le décor soit toujours inégalement brossé ; les tons chauds sont fournis par les accusés, les fanés par l’accusation. L’esclandre devient épopée, et d’un tapageur on fait un martyr. Exigences bizarres de l’orgueil blessé chez un peuple qui se pique de connaître les raffinemens du libéralisme, et qu’on croirait, d’après son tempérament et sa propre histoire, consommé dans l’esthétique de l’opposition !

Le tribunal d’Agram a été sévère. Quarante-sept de ces jeunes gens, issus de familles considérées ou fils de fonctionnaires, viennent de subir des peines variant de deux à six mois de prison. Wladimir et Yvo Frank, victimes d’un attentat, ne sont pas épargnés. On exclut de l’Université près de cent étudians, les condamnés compris. D’autres sont privés de leurs bourses pour s’être déclarés solidaires de leurs camarades ; aussi une souscription s’organise en leur faveur et des fonds sont envoyés de Prague et de Saint-Pétersbourg. C’est le jugement inexorable, le large semis de haines étalé dédaigneusement sur le sol de la Croatie. Il faut tout dire : si la Hongrie a eu la main lourde, c’est qu’il lui importait d’associer le serbisme, qui avait eu sa part à l’offense, au soulagement de la répression. Il fallait exploiter avec éclat l’intolérance d’une foule pour faire sentir aux Serbes le prix de l’hégémonie et de l’alliance magyares sur le territoire croate-slavon. De fait, on ne sait lequel eût fortifié le plus, du délit ou du châtiment, le dualisme moral déjà déclaré chez les Jugo-Slaves, qui profite si largement au dualisme constitutionnel, si, tout, récemment, par l’effet de susceptibilités analogues, le drapeau hongrois n’avait subi, à Belgrade, le même sort qu’à Agram. L’échéance du Millenium a eu pour résultat de dériver, chez les Serbes et les Croates, les courans qui les portent les uns contre les autres, et de dégager momentanément l’intérêt de race qui devrait toujours les trouver unis, devant l’idéal d’Etat magyar.


VI

Ce conflit tient une place plus large encore dans le cadre extérieur de la politique austro-hongroise. On peut le dire adéquat au système d’expansion de la monarchie en Orient. Cette expansion était concevable sous deux formes : ou la trouée du monde germanique et magyar à travers les Slaves ; ou la mise en valeur des forces slaves dont l’Autriche n’a jamais su exprimer que du sang honorablement répandu sur tous les champs de bataille. Au lendemain du Congrès de Berlin, elle a dû s’arrêter