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de son gouvernement qu’une attention ou des soins intermittens, et M. de Bismarck comme le général de Moltke prenaient sur eux de préparer des résolutions pour lesquelles ils se réservaient de solliciter, en temps opportun, l’assentiment du souverain. Le comte Schouvalof, ambassadeur de Russie près la cour de Saint-James, quittant Saint-Pétersbourg pour retourner à son poste, fut chargé de notifier, en passant à Berlin, la désapprobation de son gouvernement. Arrivé à Londres, après s’être acquitté de ce soin, il fit part de ses démarches à notre chargé d’affaires ; il l’entretint des différentes phases de cette complication ; il lui dit notamment : « J’ai vu le vieil empereur, qui a paru d’abord fort étonné de nos inquiétudes. Il ne pensait vraiment pas que la guerre fût imminente, mais il était le seul aussi mal informé à Berlin. Il n’a donc pas été difficile de l’amener où nous voulions après qu’il a été averti. »

Nous nous sommes appesanti sur ce grave incident parce qu’il créa une situation inattendue dans laquelle M. de Bismarck nous apparaît sous un jour nouveau, évoluant vers des conceptions imprévues, orientant sa politique dans d’autres directions. Le prince Gortschakof avait-il mis quelque vanité, comme l’a prétendu le chancelier allemand, à montrer à l’Europe qu’il avait bridé, en 1875, le perturbateur perpétuel de la paix générale ? Ce qui est certain, c’est que M. de Bismarck se montra offensé de l’attitude prise et du langage tenu à Saint-Pétersbourg, de l’avertissement surtout qu’on avait fait parvenir à Paris par l’organe du général Leflô. « Je ne me suis jamais, a-t-il dit lui-même dans une séance mémorable du Reichstag, détourné de la Russie ; c’est elle qui me repoussait et me plaçait parfois dans une position telle que j’étais forcé de modifier mon attitude pour sauvegarder ma dignité personnelle et celle de l’Allemagne. Cela commença en 1875, quand le prince Gortschakof me fit comprendre combien son amour-propre était froissé par la situation que j’avais conquise dans le monde politique. » On est donc autorisé, sur le témoignage de M. de Bismarck lui-même, à faire remonter à cette date le dissentiment qui s’est, depuis, de plus en plus aggravé entre la Russie et l’Allemagne, et à en attribuer la responsabilité à la susceptibilité de l’homme qui, plus circonspect jusque-là, avait su, en toute occasion, triompher de son orgueil comme de l’hostilité de ses adversaires. Ce fut la grande faute de sa vie d’homme d’Etat, d’autant plus grave qu’elle devait en engendrer d’autres, une surtout qui lui est exclusivement imputable, et qu’à ce titre nous ne pouvons nous empêcher de rappeler.

Après une laborieuse et sanglante campagne, les armées russes, dans la guerre qu’elles ont soutenue contre la Turquie en