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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/119

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l’homme auquel sa maison, comme l’Allemagne, devait la grandeur acquise. Mais le joug se fit trop pesant et il le secoua. Le prince de Bismarck dut descendre involontairement du pouvoir au moment où il avait pu se convaincre qu’il y était solidement assis et qu’il lui était loisible de l’exercer en toute liberté. Par une disgrâce éclatante, dont la pensée n’avait certainement jamais effleuré son esprit, il est entré dans une retraite qui l’a vivement surpris et blessé. Son ressentiment a longtemps éveillé les échos de Friedrichsruhe répétant ses paroles acerbes. Le temps et la bonne grâce de son souverain ont fait leur office et rendu, à son âme irritée, le calme et l’apaisement. Il vit, dans ses domaines, de cette existence adulée et triomphale qui est le privilège des grands hommes disparus. La vie future a commencé pour lui de son vivant ; il a connu la postérité, entendu sa voix, vu s’élever les statues qu’elle lui devait.

La fortune n’a pas comblé le comte de Cavour des mêmes faveurs ; elle l’a ravi à l’Italie pendant qu’il lui était encore nécessaire, au moment où il croyait toucher au terme de son labeur, sans lui permettre d’en goûter la jouissance. Faut-il le regretter ? Pour l’Italie, assurément ; pour lui, il convient de retenir qu’à la veille de sa mort il était aux prises avec l’organisation du nouveau royaume qui rencontrait les plus graves difficultés ; il se trouvait en outre face à face avec la question romaine, qu’il avait abordée pour l’ajourner, n’entrevoyant sans doute, pour la résoudre, aucun autre moyen qu’un expédient sur la valeur duquel, quoi qu’il en ait dit, il ne devait pas conserver de sérieuses illusions ; s’il avait vécu, le temps et l’événement lui auraient démontré au besoin que ce moyen était absolument inefficace ; il a laissé le soin de dénouer ce problème social à ses successeurs qui, moins clairvoyans que lui, l’ont tranché par un coup de force.

Que pensera la postérité de ces deux génies qui ont si profondément troublé la paix de l’Europe ? Pour les contemporains, le prestige du succès a plus d’attraits que l’empire de la morale ; leurs applaudissemens vont aux triomphateurs. L’histoire se montre plus exigeante, moins accessible à l’enthousiasme. Elle leur demandera compte de l’usage qu’ils ont fait des facultés dont la nature les avait dotés et de la puissance qui leur a été confiée. Assurément, les premières conceptions du comte de Cavour, celles qui l’ont guidé durant la première période de son ministère, n’étaient pas en parfaite harmonie avec le droit public, mais elles se recommandaient du droit naturel. L’occupation de la haute Italie par l’Autriche était née d’un abus de la force, et les Italiens pouvaient se croire fondés à y recourir de leur côté pour réaliser leur délivrance. Qui oserait blâmer Cavour d’y avoir