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de ses semblables ce marmot à grosse tête, toujours solitaire et toujours pensif. Elle n’était pas de ces femmes qui mettent de la joie dans la vie des autres. Pieuse et austère, elle avait une vertu hautaine et une religion glaciale, tenait ses enfans à distance et s’en faisait fuir, malgré de grands et solides mérites. Jamais une maison où elle habitait ne s’égayait, jamais les petits ne sortaient de chez eux, et Thomas grandit replié sur lui-même, dans l’ignorance de ce qu’il y avait derrière les haies bornant son horizon. Avec sa précocité dangereuse d’enfant anormal, il réfléchissait à ce monde qui lui demeurait caché, et travaillait à le deviner d’après ses livres ou d’après les rares événemens d’un cercle étroit et monotone. La première fois qu’il eut l’intuition de la vie et de la mort universelles, ce fut au commencement d’un printemps, devant une touffe de crocus qui sortait de terre dans le jardin encore hivernal et défeuillé. Il était alors bien petit, et fut pourtant bouleversé.

Vers six ans, une page des Mille et une Nuits lui causa une autre secousse intellectuelle. Il lisait Aladdin ou la lampe merveilleuse. Au début du conte, le magicien africain[1] découvre qu’il ne pourra s’emparer de la lampe que par les mains d’un enfant innocent, et cela ne suffit pas encore : « Il faut que cet enfant ait un horoscope spécial écrit dans les étoiles, ou, en d’autres termes, une destinée spéciale écrite dans sa constitution, qui lui donne droit à s’emparer de la lampe. Où trouver cet enfant ? comment le chercher ? Le magicien sait : il applique son oreille à terre ; il écoute les innombrables bruits de pas qui fatiguent à cet instant la surface du globe ; et parmi tous ces bruits, à une distance de six mille milles, il distingue les pas particuliers du jeune Aladdin, qui joue dans les rues de Bagdad. A travers cet inextricable labyrinthe de sons… les pieds d’un enfant isolé marchant sur les bords du Tigre sont reconnus distinctement, à une distance qu’une armée ou une caravane mettrait quatre cent quarante jours à franchir. Ces pieds, ces pas, le magicien les reconnaît, il les salue en son cœur comme les pieds, comme les pas de cet enfant innocent par les mains duquel seulement il a chance de saisir la lampe[2]. »

Un enfant ordinaire aurait trouvé tout naturel qu’un magicien entendît et comprît ce qui se passait à l’autre bout de la terre ; c’était son métier de magicien. Le petit Thomas eut l’intuition que le conte merveilleux présentait sous une forme figurée l’une des

  1. La version française de Galland raconte les choses tout autrement. On sait qu’elle prend de grandes libertés avec le texte original.
  2. Autobioyraphy. — Infant literature.