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Les affaires de Quincey n’en allaient ni mieux ni plus vite ; Brunell n’était pas en posture d’en remontrer à son maître ; mais il ne se sentit pas le courage de laisser périr le docte enfant qui disait si bien Euripide, Homère, l’Anthologie, Virgile, et dont la voix le reportait aux temps innocens où il croyait devenir un honnête homme. Quand il le vit sur le pavé, il lui donna asile dans le local où étaient ses bureaux.

C’était une maison où les murs mêmes semblaient avoir faim. Il n’y avait pas de meubles, sauf dans le cabinet de Brunell, que celui-ci fermait à clef en partant ; pas d’habitans à demeure, excepté une malheureuse petite fille d’une dizaine d’années, hâve et maigre, qui se terrait le jour dans le sous-sol, dormait la nuit sur le plancher, et ne savait qui elle était, ni pourquoi elle était là, seule avec les rats et mourant de frayeur. Quincey lui ayant demandé un jour si elle ne serait pas la fille de M. Brunell, elle répliqua qu’elle n’en savait rien. Heureuse, cette enfant aurait été bien peu intéressante, car elle était laide, disgracieuse et stupide, mais c’était une « paria », un rebut, et il n’en fallait pas davantage pour lui assurer la pitié de Quincey et le peu d’aide qu’il était en son pouvoir de donner. Il fut touché de la joie de cette pauvre créature en apprenant qu’elle ne serait plus seule, la nuit, dans les ténèbres du logis désert : « On ne pouvait pas dire que la maison fût grande, chaque étage en lui-même n’était pas très spacieux ; mais, comme il y en avait quatre, cela suffisait pour donner la vive impression d’une solitude vaste et sonore. Tout étant vide, le bruit des rats résonnait d’une façon prodigieuse dans le vestibule et la cage de l’escalier, de sorte qu’au milieu des maux réels et matériels, du froid et de la faim, l’enfant abandonnée avait encore plus à souffrir de la crainte des fantômes qu’elle s’était forgés elle-même. Contre ces ennemis-là, je pouvais lui promettre ma protection ; la compagnie d’un être humain était à elle seule une protection… »

« Nous nous étendions à terre, une liasse de papiers d’affaires pour oreiller, mais sans autre couverture qu’un grand manteau de cavalier. Nous finîmes pourtant par découvrir dans un grenier une vieille housse de canapé, un petit morceau de tapis et quelques autres guenilles, et nous fûmes alors un peu mieux. La pauvre enfant se serrait contre moi pour avoir plus chaud et pour être en sûreté contre ses ennemis les fantômes. Quand je n’étais pas trop malade, je la prenais dans mes bras, et elle n’avait pas trop froid de cette façon ; souvent, elle pouvait dormir quand cela m’était impossible. Dans les deux derniers mois de ces souffrances, je dormais beaucoup le jour ; j’étais sujet à de petits