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côte à côte, et Quincev n’avait que de la compassion pour cette malheureuse et son atroce métier. Il voyait en elle une sorte de colombe expiatoire de la corruption universelle. Volontiers il se serait mis à genoux devant elle, comme Raskolnikof devant Sonia ; volontiers il aurait aussi crié en lui baisant les pieds : « Ce n’est pas devant toi que je me prosterne, c’est devant toute la souffrance de l’humanité. »

Il arriva qu’une nuit Quincey se sentit défaillir de faiblesse et de besoin. A sa prière, Anne l’accompagna dans un square, où il s’affaissa sur les degrés d’une maison. Son amie courut lui chercher un verre de vin épicé, qu’elle paya de ses maigres deniers, et qui lui sauva la vie. Du moins, il l’assure. Dans l’état d’esprit où était Quincey, l’aventure lui parut symbolique : « O ma jeune bienfaitrice ! combien de fois, dans les années postérieures, jeté dans des lieux solitaires, et rêvant de toi avec un cœur plein de tristesse et de véritable amour, combien de fois ai-je souhaité que la bénédiction d’un cœur oppressé par la reconnaissance eût cette prérogative et cette puissance surnaturelles que les anciens attribuaient à la malédiction d’un père, poursuivant son objet avec la rigueur indéfectible d’une fatalité ! — que ma gratitude pût, elle aussi, recevoir du ciel la faculté de te poursuivre, de te hanter, de te guetter, de te surprendre, de t’atteindre jusque dans les ténèbres épaisses d’un bouge de Londres, ou même, s’il était possible, dans les ténèbres du tombeau, pour te réveiller avec un message authentique de paix, de pardon et de finale réconciliation[1] ! »

Ce qu’il faisait dans les rues de Londres, du matin au soir, et quelquefois du soir au matin, ce qu’il a vu et entendu dans l’ignoble société de son choix, Quincey n’a pas jugé à propos de le dire ; nous n’en savons pas, de son aveu, « la millième partie. » Mais il n’a jamais caché qu’il avait reçu de ces temps, de ces spectacles, une impression ineffaçable. « La vision de la vie, écrivait-il dans sa vieillesse, a fondu sur moi trop tôt, et avec trop de puissance, comme cela n’arrive pas à vingt personnes en mille ans. L’horreur de la vie s’est mêlée dès ma première jeunesse à la douceur céleste de la vie[2] ! » Il comprit plus tard, quand tout cela était déjà loin, les dangers de toutes sortes auxquels il avait exposé ses dix-sept ans, et en eut le vertige de souvenir : « Supposez un homme suspendu par quelque bras colossal au-dessus d’un abîme sans fond, — suspendu, mais finissant par être retiré lentement, — il est probable qu’il ne sourirait pas pendant

  1. Traduit par Baudelaire dans les Paradis artificiels.
  2. Suspiria de Profundis. — Vision of Life.