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à des beautés de l’ordre le plus élevé. Mais il a épuisé dans cette œuvre unique toutes ses aptitudes dramatiques. Sur ce terrain d’ailleurs surgissent pour lui bien des ennuis qu’avec sa nature peu pratique il est incapable de surmonter. Là où Mozart est servi par sa sociabilité, par son éducation, par cette finesse d’organisation qui lui fait tout comprendre et ces facultés multiples qui lui permettent de tout exprimer, l’humeur ombrageuse de Beethoven s’insurge et se bute. La façon même dont il traite la voix humaine lui attire bien des réclamations de la part des chanteurs qui entament avec lui des débats irritans. « Jamais mon beau-frère n’aurait écrit de pareilles absurdités », s’exclame dans un accès de colère l’acteur chargé du rôle de Pizarro, S. Mayer, qui avait épousé la sœur de la femme de Mozart. De son côté, Anna Milder à qui était échu le périlleux honneur de chanter la partie de Fidelio, harcèle le compositeur pour qu’il modifie certains passages qu’elle dit en dehors de la portée de la voix. Quant au directeur, Beethoven est en discussion continuelle avec lui pour le titre de l’ouvrage, pour la fixation de ses honoraires, pour les moindres détails d’exécution qui mettent à chaque instant à l’épreuve le peu qu’il a de patience. Ces chocs d’amour-propre, ces débats d’intérêt, ces rapports délicats avec des intermédiaires trop nombreux aigrissaient le maître et le poussaient à bout. Nerveux et hors de lui, il devenait incapable des tâches auxquelles il était cependant le plus propre, et il devait recommencer jusqu’à quatre fois l’ouverture de cet opéra sans en être jamais satisfait. A la fin, irrité, il reprenait sa partition et, en dépit de velléités passagères, il n’avait jamais renouvelé sérieusement pareille épreuve. Tout au plus, devait-il écrire quelques fragmens pour l’Egmont de Goethe et l’admirable ouverture de Coriolan ; mais il avait bien vite renoncé aux sujets de Faust, de Mélusine, de Romulus et de Macbeth, qui tour à tour l’avaient tenté.

Ce n’était pas là son affaire. En revanche, avec son entière liberté, il retrouvait toute sa puissance pour des œuvres purement instrumentales. Comme Rembrandt dans ses dessins et ses eaux-fortes, il arrive à donner sa mesure dans de simples sonates écrites pour le piano ou dans ses compositions de musique de chambre. Mais lorsqu’il se sent assez de souffle pour entreprendre un ouvrage plus important, son génie éclate avec sa pleine originalité, et la riche palette de l’orchestre met au service de sa pensée des combinaisons d’une diversité inépuisable. Sa façon de composer est très personnelle. La symphonie n’est plus avec lui cette sonate amplifiée, ni même ce quatuor des instrumens à cordes qui, au début, constituait le fond sur lequel d’autres instrumens venaient greffer leurs timbres variés. Il semble que