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très optimiste et n’aimait pas à s’inquiéter : l’illustre vieillard conversa durant une demi-journée avec « l’homme agréable » sans soupçonner qu’il eût le pied fourchu.

Cette découverte était réservée, pour son malheur, au comte Prokesch von Osten, président autrichien de la Diète et diplomate expert en son métier, dont M. de Bismarck devait mettre la patience à une bien dure épreuve. Le comte Prokesch était un élève du prince de Metternich, qui faisait grand cas de lui et l’avait formé, façonné, nourri du lait de sa sagesse. Depuis qu’il avait résigné ses fonctions, le prince était désormais un de ces rois détrônés, qui jouent avec plaisir le rôle de directeurs de consciences et de donneur d’avis. Comme le dit M. Lorenz, « on lui demandait de toutes parts des conseils ; il les distribuait libéralement de vive voix ou par écrit, et ces conseils exerçaient une grande influence sur les décisions du cabinet de Vienne. De même que l’ermite de Saint-Just, trois cents ans auparavant, semblait avoir déposé sa couronne pour se transformer en un conseiller désintéressé, le chancelier autrichien, n’étant plus rien, pouvait prêcher plus librement son système, ses principes, sa philosophie politique. »

Le comte Prokesch fut toujours en correspondance avec lui, le consulta souvent. En 1853, faisant un séjour à Vienne, il écrivait à sa femme combien lui était agréable et utile le commerce « de ce vieillard aimable et sage, qui n’avait pas, comme ses successeurs, la tête fumeuse. » — « Je suis toujours heureux auprès de lui ; sa bienveillance me fait accueil, et ses entretiens m’instruisent. » On peut dire que pendant deux ans et demi, ce fut le vieux Metternich qui présida la Diète germanique par l’entremise du comte Prokesch, que ce fut au maître que M. de Bismarck avait affaire lorsqu’il se querellait avec le disciple, que de 1853 à 1855 deux systèmes politiques se combattirent à Francfort comme en champ clos.

M. de Bismarck a livré à la publicité toute la correspondance qu’il entretint avec son gouvernement durant son séjour à Francfort. Le comte Antoine Prokesch vient de publier à son tour les lettres qu’à la même époque son père adressait au comte Buol. ministre des affaires étrangères d’Autriche[1]. Ces lettres font grand honneur à la sagacité du président de la Diète. Il ne s’était pas abusé un instant sur les visées secrètes et les manœuvres de la politique prussienne. Le langage avait changé, les âmes étaient restées les mêmes. Il n’avait pas tenu à M. de Radowitz que son souverain ne péchât une couronne impériale dans les eaux troubles de la révolution ; les projets de l’aventureux général ayant avorté, ses successeurs avaient cargué leurs voiles ; ils semblaient avoir renoncé aux entreprises, ils affectaient de ne plus rien vouloir, de se résignera leur impuissance. Le comte Prokesch avait

  1. Aus den Briefen des Grafen Prokesch von Osten (1849-1855) ; Vienne, 1896 ; Verlag von Karl Gerold’s Sohn.