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linceul, tant de membres épars, des bras, des jambes, des têtes arrachées, dont les yeux, dilatés par la stupeur, restaient fixés sur cette scène de carnage, l’empereur ne put se contenir. Le premier cri humain s’échappa de la poitrine de cet impitoyable destructeur d’hommes… « Quel fléau que la guerre ! »

C’est ce cri d’horreur que Gros a essayé de rendre. N’est-ce pas aussi un cri d’alarme ? Le vainqueur, on le sent, a déjà la terreur de l’inconnu des glaces, et la prévision de Moscou.

Revenons à Géricault. Ce grand artiste n’a pas eu le bonheur de David, qui a vu son œuvre à peu près complète, gardée par nos musées, par la France.

Géricault mort, ce fut, dans son atelier, un vrai pillage. Chacun prenait, emportait, disant : « C’est sans valeur, il ne se vend pas. »

Où sont maintenant toutes les préparations de son œuvre capitale, le Radeau ? Où sont les esquisses grandioses qu’il rapporta de Rome, la course des chevaux barbes que des hommes intrépides arrêtent par leurs naseaux saignans ? Où est la Peste de Barcelone, et tant d’autres œuvres immortelles ? Les préparations du Naufrage, plus touchantes que la réalisation, disent assez la force de cœur qui était en lui.

Hélas ! tout s’en est allé aux quatre élémens. M. Greenwich affirmait que le seul peintre Colin avait, pour sa part, cent cinquante de ces esquisses, entre autres le dessin des chevaux de Rome.

Ce que l’État garde de lui, la sublime trilogie, reléguée au Palais-Royal ou ailleurs, a été longtemps invisible.

Et pourtant, l’on ne peut juger de la valeur réelle d’un artiste que par l’ensemble de son œuvre. Combien j’ai senti cela, fortement, à la Pinacothèque de Munich, devant les quatre-vingts Rubens réunis !

Mais toi-même, pauvre grand artiste, qu’es-tu devenu ? Je vois tes membres, comme ton œuvre, dispersés, épars, mutilés !… Ton cœur à Munich, ta tête à Paris… Ton cœur, peut-être captif d’un ennemi qui le cache ; tes œuvres cachées aussi, et d’autant mieux contrefaites par tel artiste secondaire, médiocre, qui se les attribue.

Ton tombeau lui-même s’en va, et jusqu’ici, je suis seul à m’en apercevoir (1846).

Pourquoi donc l’État n’a-t-il jamais eu l’idée de se constituer le gardien des morts illustres, lorsque la famille est éteinte, ou que, vivante, elle se montre négligente, oublieuse ?

Celui qui, de son vivant, n’eut ni jalousie ni impatience du