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puissant stimulant de la peur, s’il ne nous avait confié les joies intenses que lui valait, en dépit de tout, chaque nouvelle bataille. Sa forte intelligence secouait aussitôt sa torpeur, en partie du moins. Elle revivait, et le spectre de l’idiotie reculait. Il écrivait à un ami pendant l’un de ces bienheureux réveils : « Je vous jure qu’en ce moment, j’ai plus d’idées en une heure, que je n’en ai dans toute une année sous le règne de l’opium. C’est une véritable inondation. On dirait que toutes les idées qui avaient été gelées depuis dix ans par l’opium ont fondu à la fois, comme les paroles de la légende. Telle est mon impatience, qu’il m’en échappe cinquante, pour une que je réussis à attraper et à fixer sur le papier. » Pouvoir penser, travailler, quand on y avait presque renoncé après de si hautes ambitions, cela vous soutient un homme et le ferait passer à travers le feu.

Ses malheurs venaient aussi à son secours. Il eut un allié efficace, sinon bienvenu, dans la misère installée à son foyer. Quand il eut des dettes partout, plus de crédit et pas un sol, il fallut bien ménager l’opium, bon gré mal gré.

Il finit ainsi, contre toute attente, par remonter cahin-caha une partie de la pente. Pourquoi telle rechute fut moins prompte, telle autre moins profonde, nous l’ignorons. Nous savons seulement qu’en 1821 il avait retrouvé des éclairs de lucidité dont il profita pour prendre la plume. Les débuts furent pénibles au-delà de toute expression. Il ne pouvait travailler qu’à bâtons rompus, et moyennant un supplément d’opium qu’il « payait ensuite chèrement. » La crise apaisée, il fallait saisir au vol le nouveau répit. A regarder ce malheureux se débattre ainsi, on finit par être soi-même sous une impression de cauchemar, et c’est avec soulagement qu’on voit poindre l’aurore de sa demi-délivrance. Par morceaux, par débris plutôt, Quincey commençait à produire ; jouissance aiguë, mêlée toutefois d’abondantes amertumes, car il plaçait les lettres trop haut pour ne pas abhorrer la pensée d’en faire un métier, et il se savait condamné, de par son désordre et ses fautes, à n’en faire jamais que par métier. Il lui échappe çà et là des mots douloureux sur sa « malheureuse vie, odieuse à son cœur, de besognes littéraires. » Ces besognes détestées l’obligeaient en outre à se rendre compte des ravages accomplis par l’opium dans ses facultés mentales, et c’était une triste vérification, rappelant la Revue nocturne du poète allemand, où l’ombre du grand empereur passe en revue les ombres de la grande armée. L’ombre du génie de Quincey passait la revue des dons qui avaient promis à l’Angleterre un grand écrivain, et les plus beaux n’étaient désormais que des ombres.