Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/354

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de faire des vers : « Nous sommes d’opinion, dit Quincey, que l’opium tua le poète chez Coleridge. Ses tourmens réduisirent pour toujours au silence « la harpe de Quantock[1]. » La chose va de soi à ses yeux. Les lambeaux de prose poétique que nous a laissés Quincey doivent donc nous remplir d’amers regrets, car belle et forte était l’imagination qui a pu, étant blessée à mort, donner au monde les Suspiria de profundis.

Sa mémoire avait résisté, sans être absolument intacte. On se souvient qu’elle avait été exceptionnelle de vigueur et d’ampleur, et qu’il avait passé sa première jeunesse à la charger impunément d’un immense butin. L’opium en avait affaibli certaines parties, la mémoire des notions techniques, par exemple ; mais, de tout le reste, jamais Quincey n’oublia rien. Il a fait des flots de citations, en prose et en vers, en grec et en latin aussi volontiers qu’en anglais, il les a faites de souvenir la plupart du temps, faute de savoir retrouver un livre dans le désordre de son cabinet de travail, et l’on pourrait presque compter sur ses doigts les endroits où il s’est trompé. Des vers lus une seule fois lui remontaient à l’esprit au bout de vingt ans, et cela jusqu’à la fin de sa longue existence, lorsqu’il eut derrière lui près d’un demi-siècle d’opium. Cette immunité d’un coin du cerveau ne s’observe guère, paraît-il, chez les morphinomanes, qui ne sauvent du naufrage pas une de leurs facultés intellectuelles. Toutes « diminuent, » et la première « qui se perd », c’est justement la mémoire : « Elle se perd de très bonne heure[2], dit le docteur Pichon. Dans toutes nos observations nous avons signalé le fait à un moment de l’intoxication morphinique. Chez certains intoxiqués la mémoire disparaît tôt, chez d’autres elle subsiste assez longtemps ; mais chez tous cette faculté finit par sombrer. Dans tous les cas que nous avons pu observer, c’est un des premiers symptômes que remarque le malade. Et ce phénomène va s’accentuant avec les progrès de l’intoxication, et le morphinomane lui-même remarque bien cette aggravation. »

Il nous reste à dire la plus cruelle de toutes les pertes qu’il avait subies. La volonté s’était réveillée : elle n’était pas guérie et ne le fut jamais. Elle n’était plus le paralytique supplicié par l’angoisse, « qui voit entrer les assassins de ceux qu’il aime et ne peut faire un mouvement pour les secourir » ; mais elle était l’infirme qui fait deux pas avec des béquilles, n’en fera jamais trois et se sent incurable. Lui-même, et je ne sais rien au monde de plus

  1. Allusion à des vers de Wordsworth où Coleridge est ainsi désigné.
  2. Je dois dire que, d’après le Dr Bail, la mémoire, au contraire, ne serait pas « sérieusement affectée ». V. la Morphinomanie (1885).