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ressentit. Il nourrissait l’abonné d’histoires de crimes et de comptes rendus de cours d’assises ; beaucoup de numéros ne contenaient pas autre chose. Pour intermèdes à ces horreurs, des articles où le rédacteur en chef « s’efforçait d’élever les fermiers du Westmoreland dans la région des principes philosophiques[1]. » Ses lecteurs n’y comprenaient goutte et réclamaient. Quincey s’entêtait. Il finit par leur répondre dans le journal d’être sans inquiétude ; qu’il était le seul homme de toute la Grande-Bretagne capable de les initier à la philosophie allemande, et qu’il leur promettait pour la Gazette une sérieuse influence dans le monde des universités. — On se sépara.

Il fit une seconde tentative en 1819. Il avait réfléchi (je demande pardon aux économistes de ce qui va suivre) qu’étant décidément tombé dans « l’imbécillité », il ne lui restait plus qu’à se rabattre sur l’économie politique, cette « rinçure de l’esprit humain », et il s’était mis en devoir de dicter à sa femme une brochure sur les Systèmes de l’avenir. Mais il était encore trop tôt. L’opium ne lui permit pas de poursuivre, et le manuscrit des Systèmes alla rejoindre dans un tiroir le grand ouvrage philosophique sur la réforme de l’esprit humain.

Deux ans après, Quincey avait retrouvé des lueurs de liberté d’esprit. Talonné par la misère, il vint chercher du travail à Londres, et y écrivit pour une revue, en se reprenant à bien des fois et avec des difficultés inouïes, deux petits articles qui sont devenus dans la suite des années, à force d’additions et de développemens, le volume fameux des Confessions d’un mangeur d’opium anglais. La première partie parut au mois d’octobre[2] 1821, la seconde le mois suivant, toutes deux sans nom d’auteur. L’une et l’autre piquèrent vivement la curiosité. Le sujet était original, presque trop pour beaucoup de lecteurs, qui se demandèrent si ce n’était pas du roman. Mais, vraies ou fausses, fiction ou réalité, ces pages anonymes étaient très belles ; on a pu en admirer la langue souple et colorée à travers les traductions de Baudelaire que nous avons citées plus haut[3]. Elles étaient aussi très indiscrètes, et ce n’était pas pour déplaire à un public qui n’avait pas encore été rassasié de confidences intimes par les romantiques de toutes races. Nous sommes aujourd’hui saturés jusqu’à l’exaspération de confidences intimes. Nous commençons à nous rebéquer contre les écrivains qui, non contens de nous initier à leurs affaires de cœur et d’argent, nous prennent à témoin, comme

  1. Japp, De Quincey’s Life, etc.
  2. D’après M. Japp. Un autre biographe, M. David Masson, dit septembre.
  3. V. la Revue du 1er novembre.