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« J’en ai été misanthrope plus de dix ans. » — Il est impossible de préjuger ce qu’aurait valu la métaphysique de Quincey ; pour restituer un monument, encore faut-il en posséder quelque reste, et nous sommes ici en face du néant.

Nous connaissons très bien, en revanche, ses idées sur la façon d’écrire l’histoire. Il aurait signé des deux mains, à condition d’en retrancher la philosophie et les philosophes, ces lignes de Fustel de Coulanges : « Il faut, en histoire comme en philosophie, un doute méthodique. Le véritable érudit, comme le philosophe, commence par être un douteur. » Quincey était de ceux qui ne croient pas « que tout a été dit, et qu’à moins de trouver des documens nouveaux il n’y a plus qu’à s’en tenir aux derniers travaux des modernes. » Il inclinait toujours, comme l’illustre auteur de la Cité antique (malheureusement pour Quincey, là s’arrête la ressemblance) « à écarter les opinions reçues, même quand elles avaient les avantages d’une longue possession », et à préluder à l’examen de chaque question en « faisant d’abord table rase… de tout ce qu’on avait publié antérieurement[1]. » Les faits de l’histoire, disait-il, sont les ossemens desséchés du passé : « Non seulement ils peuvent revivre, mais d’une variété infinie de vies. Les mêmes faits, considérés sous des jours différens, ou dans leurs relations avec d’autres faits, offrent éternellement matière à des spéculations nouvelles, inépuisables comme les combinaisons dont ils sont susceptibles. Ces spéculations en font à leur tour des faits nouveaux, et cela est sans fin… Je ne parle pas simplement des raisons subjectives, tirées de la différence des esprits, qui sont cause qu’il y a autant de manières d’interpréter et de juger les événemens qu’il y a d’historiens. Je prétends qu’objectivement, tous les grands faits de l’histoire doivent aux progrès des sciences sociales de prendre perpétuellement des aspects nouveaux, qui rendent perpétuellement nécessaire de les rejuger au point de vue moral. » Il disait aussi : « La chimie est la science des formes et des forces qui sont contenues à l’état latent dans tout ce qui existe, épiant l’occasion d’être. Il en est des faits de l’histoire comme des élémens chimiques : il n’y a pas non plus de fin à leurs capacités de transformation[2]. »

Quincey rejugeait les grands faits de l’histoire d’après ces principes, et remettait en question les opinions les plus vénérables. Il soutenait que l’empire romain n’a pas été détruit par les barbares, qu’il s’est détruit lui-même par les vices de sa civilisation, et que les Goths, ou les Vandales, loin d’être responsables

  1. Revue du 1er mars 1896. Fustel de Coulanges, par M. Paul Guiraud.
  2. Greece under the Romans (1836).