Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/363

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur influence tandis qu’il étudiait le grec et la littérature antique. Jamais il ne les avait perdues de vue, puisqu’il y revient dans trois au moins de ses articles. L’on devait croire que, se décidant un jour à exposer ses idées sur le théâtre grec[1], il ferait ample usage d’une formule aussi féconde. L’opium, apparemment, la lui fit prendre ce jour-là en « puissant dégoût », car on n’y trouverait même pas une allusion dans la Théorie de la tragédie grecque ou dans l’Antigone de Sophocle.

Ses jugemens sur les modernes lui étaient dictés par un « John-bullisme » éhonté, dont il est le premier à plaisanter : « Quand il s’agit de mes compatriotes, qu’ils aient tort ou raison, cela ne fait aucune différence pour moi. » Son patriotisme n’était jamais si intransigeant qu’en littérature. Il y était injuste avec fureur ou délices, suivant les cas ; mais il avait ses motifs pour devenir, à l’occasion, absurde et de mauvaise foi. Quincey était grand ennemi des influences étrangères en littérature. Il adjurait les écrivains anglais de se retremper exclusivement aux sources nationales. On dirait qu’il pressentait le cosmopolitisme intellectuel de la fin du siècle et qu’il l’avait en horreur d’avance, tant il met d’ardeur à combattre les modèles étrangers. L’esprit latin lui était en particulière aversion. Toutes les armes lui sont bonnes contre la France, même les mensonges, pourvu qu’il dégoûte ses compatriotes de nous imiter. Il affirme, lui l’érudit impeccable, que nous n’avons pas eu de littérature au moyen âge, ni exercé la moindre influence, à aucune époque, sur les lettres britanniques ; ceux qui disent le contraire sont bons à enfermer. Comment la France pourrait-elle agir sur les esprits en dehors de ses frontières, elle qui ne possède pas un seul livre ayant modifié d’une façon durable « les modes de penser et d’agir et les méthodes d’éducation » des Français ? Quincey imprimait ces fantaisies patriotiques moins d’un demi-siècle après la mort de Voltaire et de Jean-Jacques[2]. Je dois dire à sa décharge qu’il n’avait pas le sens de la littérature française ; je n’en veux d’autre preuve que la phrase où, à propos de nos prosateurs et sans la moindre malice, il met Florian et Chateaubriand sur la même ligne ; Florian est même nommé le premier, mais c’est peut-être sans intention.

En principe, Quincey faisait une exception pour l’influence allemande et la recommandait à ses compatriotes. Dans la pratique, il travaillait à démolir son représentant le plus éminent :

  1. Theory of greek tragedy (1840). — The Antigone of Sophocles (1846).
  2. Œuvres complètes : John Paul Frederick Richter (1821). — Lord Carliste on Pope (1851). — The poetry of Pope (1848) ; et passim.