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glorification des idées de Quincey sur la nécessité de remonter aux sources nationales, de rompre avec le vocabulaire « livresque », d’entrer en communion avec la nature, et de faire en poésie une large part aux sensations. Et Quincey ne demeura point passif dans la grande bataille romantique. Il mit au service des siens tout ce qu’il possédait d’éloquence et d’influence, et fut l’un des artisans de la victoire finale de Coleridge et de Wordsworth[1] sur les défenseurs de l’esprit classique.

La passion des vers était dans sa pensée un simple retour à la nature. Il soutenait que la poésie avait été aux origines le langage « naturel » de l’humanité dans toutes les occasions solennelles ou seulement importantes, tandis que la prose avait été « l’invention », la « découverte » de quelques hommes de génie : « Quoi ? direz-vous ; les hommes parlaient en vers ? — Dans les temps primitifs, il leur aurait paru contre nature, et absurde, qui plus est, de parler en prose. Il fallait alors des raisons passionnantes pour motiver une harangue publique… et, dans les sociétés encore simples… les sentimens violens revêtent nécessairement la forme du mètre, qui autorise les termes emphatiques, les antithèses, et autres effets de rhétorique… Nous sommes convaincus qu’il a fallu plus d’efforts, un siècle avant Hérodote, pour amener les esprits à renoncer au diapason poétique avec lequel ils s’étaient accordés de longue date, qu’il n’en faudrait à un journaliste moderne pour revenir brusquement au vers lyrique[2]. »

Voilà des renseignemens assez complets sur les richesses intellectuelles dilapidées par Quincey. La nature généreuse avait réuni en sa faveur les dons du poète à ceux du penseur. Elle l’avait doté, dans sa munificence, d’une grande imagination pleine de fantaisie, et d’un esprit aigu, fécond en idées hautes et neuves. Après qu’il eut irrémédiablement gâché ces beaux présens, il ne lui resta guère, sa magnifique langue mise à part, que le pouvoir de jeter le trouble et le désarroi dans l’esprit du lecteur en le privant des lisières de la convention et du lieu commun. Mais il a exercé ce pouvoir avec génie, et rien n’a pu le lui ôter, car il tenait à la constitution intime de son esprit.

Quincey était de ceux qui sont plus frappés, en toute chose, des différences que des ressemblances. Il existe une autre famille d’esprits pour lesquels c’est l’opposé. Les premiers s’amusent beaucoup plus dans la vie ; ils ont une vision pittoresque du monde qui leur est un perpétuel divertissement. Quincey ne pouvait pas s’expliquer la fortune du mot de l’Ecclésiaste : « Il n’y a rien de

  1. On the genius of Thomas de Quincey, par Shadworth H. Hodgson.
  2. Style (1840). — Philosophy of Herodotus (1842).