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tient compte des exagérations naturelles au soleil des tropiques, les même rancunes, les mêmes envies s’entre-déchirent dans nos petites villes et nos petits centres industriels. Je ne le crois pas, ou du moins j’ose dire que ces querelles dénotent ici une absence de moralité élémentaire, qui en augmentent singulièrement la gravité. Il se peut que les hommes se détestent partout, mais, dans ces pays de richesse purulente, ils ont une façon de se détester qui ressemble à une maladie contagieuse. Leurs dissensions intestines ont toujours la bassesse de troubles intestinaux.


Vendredi soir.

Nous avons musique presque tous les jours, avant ou après dîner. Une quinzaine de musiciens militaires descendent la rue principale en soufflant dans leurs cuivres et en frappant du tambour. Arrivés à la place du Centre, ils grimpent sur une haute plate-forme, soutenue par un mince échafaudage. Quelques rares promeneurs s’asseyent sur les bancs. La brise fait courir à travers la luzerne des bruissemens de feuilles sèches. Debout, sous l’estrade, un tambour pareil à nos crieurs de carrefours, lève les yeux vers l’horloge de l’église, et, à l’heure juste, bande sa caisse et roule. La fanfare éclate. Le premier morceau achevé, tout retombe au silence, et le tapin recommence d’épier le cadran. Quand l’aiguille marque le quart, la peau d’âne retentit de nouveau ; et ainsi chaque valse ou mélodie s’envole vers les montagnes vieux rose ou vers le glauque océan, précédée d’un rantanplan d’adjudication.


Samedi soir.

Ce soir, soir de paie pour les ouvriers, la noce du dimanche s’allume. « Voulez-vous voir comment on s’amuse à Antofogasta ? » m’a dit un de mes compagnons. Nous sommes partis à quatre. Nous avons remonté vers la montagne et pris à gauche du côté de la mer. Les rues sablonneuses s’élargissent et ne sont plus que des ébauches d’allées funèbres avec des flaques de lune. Nous distinguons devant nous un attroupement d’hommes silencieux qui regardent par une porte et une fenêtre éclairées. A mesure que nous nous en approchons, des trémolos aigus, d’aigres glapissemens déchirent le tympan de la nuit. Ce sont des cris longs et perçans, tels que les pleureuses antiques devaient en pousser autour des cadavres. Des sons de bois creux, qu’on frappe comme avec un maillet, les scandent, et les geignemens d’un clavecin les soutiennent. Nous nous mêlons aux spectateurs, et nous voyons, dans une salle brillante, moitié assommoir, moitié salon de bastringue, deux couples, l’homme devant la femme, qui se trémoussent en cadence et ébauchent les vagues gesticulations de la cueca