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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/433

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vapeur aperçu. Au bout d’une demi-heure, ils en reviennent pavoises de robes claires et d’ombrelles, dont les couleurs font comme des bouquets d’azalées entre le ciel de lapis-lazuli et le bleu de Prusse des flots. Comédiens et comédiennes grimpent sur le môle, se passent leurs sacs, leurs couvertures, leurs cages de perroquets. Quelques jolis visages aux yeux insolens ; et je m’amuse à voir ces cabotins reprendre, aussitôt qu’ils touchent terre, leurs attitudes et leurs poses théâtrales. Glabre, la figure bouffie et fatiguée par le mal de mer, le comique de la troupe enfonce les pouces dans les poches de son gilet, respire bruyamment et bouscule de son ventre en pointe les portefaix qui l’entourent. Je reconnais des types entrevus sur les planches d’Iquique. Voici la prima donna, une grosse mère aux bajoues tombantes, qui fait la Fille du Tambour-Major, et qui se reprend à trois fois pour sauter sur la table, où Carmen bat des castagnettes. Et la superbe Philine s’avance, drapée d’une robe vert d’eau, souriant de ce sourire grimaçant des visages écaillés. Le troupeau des choristes et des danseuses défile, les plus agréables escortées d’une madame Cardinal, qui porte les paquets ou le petit chien, les autres longues, maigres, hâves, ondulant gauchement avec leurs torsades de cheveux teints. Le ténor, blême poitrinaire, traîne son air d’amoureux mélancolique : le baryton semble heureux de vivre et, son pardessus sur l’épaule, fredonne la Donna è mobile. Et derrière, l’imprésario calme et digne. C’est un avocat de Santiago, un fils de grande famille, qui utilise ainsi les vacances des tribunaux.

Et ceci me rappelle une anecdote que Vattier me contait hier. Il voyageait dernièrement dans l’Argentine, pour visiter et au besoin acheter des mines d’argent. Un soir il est reçu dans une ville par la municipalité sous les armes. On l’accueille comme un dieu sauveur qui tient entre ses doigts la prospérité future de la région. Illuminations et banquet. Le gouverneur, le satrape de la province, se lève au dessert et porte un toast à l’illustre étranger. Vattier se disait : « Où ai-je vu cette figure ? Où donc ai-je entendu cette voix ? » Et l’autre souriait dans sa barbe. Notre compatriote n’y tint plus, et, s’adressant à l’omnipotent personnage :

— Señor, je vous en prie, rafraîchissez-moi la mémoire : je suis sûr de vous avoir rencontré avant aujourd’hui, mais où et quand ?

— Eh, caramba ! señor Vattier, nous nous sommes connus au Chili, du temps que nous vivions à Llapel !

— A Llapel, dites-vous ?

— Ne vous souvenez-vous donc plus du théâtre de Llapel ?