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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/451

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ne songe à méconnaître la sainteté du travail ; mais ce qui fait cette sainteté, ce n’est pas l’acte lui-même et ce n’est pas non plus l’œuvre qu’il produit : c’est le sentiment dans lequel il s’accomplit. Je plains le manœuvre qui sue et peine sans savoir pourquoi sur un dur labeur, l’ouvrier qui exécute machinalement sa tâche, l’artiste qu’absorbe le souci de sa technique, et le « maréchal » qui se bat pour le plaisir de se battre ; et je sais en même temps qu’il n’y a pas d’humble besogne qui ne puisse ennoblir le cœur de l’ouvrier. C’est que, par-delà l’œuvre de chaque jour, il y a des horizons infinis que nos regards doivent embrasser. Les deux héros de la pièce ne semblent pas s’en douter : la pauvre anecdote qu’ils viennent de vivre sous nos yeux paraît suffire à les décourager de tout effort étranger à leur spécialité, à laquelle ils retournent battus et contens, en se jurant de n’en plus sortir. Et que leur dernier mot est concluant ! Rappelez-vous la belle parole dont M. Sudermann a cherché à s’inspirer, la parole mystérieuse que le chœur mystique murmure à la fin du second Faust :


{{pomDas Ewig Weibliche Zicht uns hinan}}


« L’éternel féminin nous attire en haut. » Eux, l’éternel masculin les attire… dehors (hinaus) ; et il ne suffit pas d’ajouter « dans l’espace en fleurs », in blüh’nde Weiten, pour relever le sens de ce fâcheux adverbe. Vraiment, si M. Sudermann a voulu opposer « l’éternel masculin » à « l’éternel féminin » pour rabaisser celui-ci au profit de celui-là, je crois qu’il a démontré le contraire ; et je la regrette, parce que notre sexe vaut mieux que cette interprétation. S’il y a un « éternel masculin », — et vraiment, y en a-t-il un ? — sa définition demeure à trouver, son sens à établir. Le travail et la lutte, qui font partie de son vaste domaine, ne suffisent point à en marquer les limites.

Ces réserves, on le remarquera, portent sur le fond même de l’œuvre nouvelle de M. Sudermann. Je serais par trop incomplet si je n’ajoutais que les trois actes de Moriluri sont d’une exécution extrêmement brillante et soignée. Certaines œuvres de M. Sudermann ont plus d’au-delà ; je n’en connais aucune qui témoigne mieux d’un talent plus conscient, plus sûr de ses moyens, plus fécond en ressources variées. On dirait presque qu’il a voulu prêcher d’exemple, montrer ce que peut le travail, — tel qu’il le glorifie, — quand il s’accomplit sans le concours de l’âme, sans celui des forces indéfinissables qui l’enveloppent de poésie. Et nous voyons qu’il peut cela, et pas davantage ; et que c’est beaucoup sans doute, mais que ce n’est point assez.