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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/472

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Saintonge, son séjour à La Rochelle, et toutes les réflexions que lui inspira la vue de ces provinces où la fièvre des guerres de religion n’était encore qu’à demi éteinte. Un soir enfin, après une aimable chevauchée sous un ciel d’une pureté, d’une douceur infinies, Gaston découvrit devant lui « deux tours coquettes, bien entretenues, toutes tapissées de lierre, et qui semblaient sourire à un vieux petit village enfoui sous les arbres. » Là demeurait, parmi ses livres, ce gentilhomme singulier, mais nullement impopulaire, M. Michel de Montaigne, dont Gaston entendit raconter tant de choses diverses, à l’auberge où il soupa et passa la nuit.

« Montaigne aimait à rappeler que, dans ces temps d’invasions et de guerres civiles, sa maison était restée ouverte à tous les venans. Ouverte, librement ouverte au soleil comme aux hommes, telle en effet cette maison parut à Gaston, tandis qu’on le conduisait de la ferme au jardin, du jardin à la cour, à la salle, et, par le large escalier en spirale, jusqu’à la chambre la plus haute de la grande tour ronde, où, en pleine lumière, le studieux gentilhomme se tenait assis, rêvant sur un livre. » La visite du jeune poète parut le remplir de joie. Sociable d’intelligence et d’humeur, avec un goût instinctif pour la jeunesse, ainsi qu’il convenait à sa fraîche et agréable personne, Montaigne était toujours en alerte d’un interlocuteur : et non seulement pour le plaisir qu’il éprouvait à causer, mais parce qu’il trouvait dans la conversation un précieux stimulant à cette conversation intérieure, dont ses Essais nous donnent une façon de résumé abstrait. »

Aussi, quand il eut ouvert la lettre de Ronsard, et dûment rendu hommage au génie du « nouveau Pindare », l’accueil qu’il fit à Gaston de Latour fut le même qu’il aurait fait à un ami d’enfance : et Gaston eut l’impression, pareillement, qu’il connaissait son hôte comme s’il avait toujours vécu près de lui. « Et la journée s’écoula, et imperceptiblement les ténèbres s’épaissirent autour d’eux, effaçant tout dans la vaste pièce ronde sauf les rangées de livres, et les devises gravées sur les murs, et une tapisserie, — l’histoire, en maintes parties, des enchantemens de Circé, — qui était là pour préserver du vent par les soirs d’hiver. On servit le souper, et la jeune femme de Montaigne se montra enfin. » S’abstenant de jouer lui-même aux dés, pour des motifs que les lecteurs des Essais ne peuvent avoir oubliés, Montaigne voulut du moins que son visiteur y jouât avec sa femme. Mais à peine la partie était-elle engagée que la conversation reprit, irrésistiblement. Le palais de Circé avait-il vraiment existé ? Et cette magicienne qui pouvait changer les hommes en porcs, avait-elle aussi le pouvoir de les rendre à la forme humaine ? « La conversation ainsi entamée se prolongea près d’un an, à propos de livres, de mets, ou dans de libres promenades à pied et à cheval. »