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fresques, de passer du paysage à la peinture religieuse, et de faire le tour du monde à ses momens perdus. Privilégiée pour ma part, je vis ces précieuses notes d’un artiste voyageur dans le cadre le plus favorable, avec assaisonnement de récits à bâtons rompus, où leur auteur apportait le charme de parole qu’il tient de ses origines françaises, car John La Farge est proche parent d’un autre coloriste, Paul de Saint-Victor. Il se répandait en détails sur les danses, les jeux, les chants, les cérémonies guerrières, les idées sociales si singulièrement aristocratiques de ces peuples qui ont gardé une partie de son cœur, sur la famille d’adoption qu’il avait laissée là-bas : une grand’mère exquise et des frères dont aucun ne l’oubliait. A propos d’un Himéné chanté à Tapara, il me dit, en me montrant un de ceux qui répètent la prière : « C’était le père de Rlarahu. »Et je m’intéressai vivement à ce personnage historique.

J’eus aussi le plaisir de revoir la sainte Montagne de Nikko, qu’un autre magicien (celui-là en guise de pinceau tient une plume) avait déjà évoquée à ma connaissance. Elle était là sous tous ses aspects, noyée dans le brouillard du matin, resplendissante dans l’éclat de midi, et encore au coucher du soleil, vue du jardin de La Farge qui eut longtemps l’avantage de son intimité. Car il n’y avait pas, dans cet atelier débordant d’exotisme, seulement les îles Polynésiennes ; tout le Japon était sur les murs : temples, pagodes, fontaines sacrées, portraits de prêtres bouddhistes, de Grishas, de Mous mes, etc. Plus achevé que le reste, un grand tableau représentait Kwannon, déesse de la méditation et de la compassion, assise auprès du flot éternel de la vie.

— Je me suis un peu écarté ici de la tradition sacrée, dit le peintre en nie la montrant. Je n’ai pas laissé à la divine Contemplation son caractère androgyne, et cette faute m’a valu de la part de mes amis les prêtres bouddhistes, auprès desquels je m’excusais, une réponse qui indique des artistes et des sages, les plus polis du monde, en outre : « Si le dieu s’est manifesté à toi de cette manière, tu as bien fait de le peindre tel que tu le voyais. » N’est-ce pas d’une délicieuse tolérance ?

Vraiment on oubliait le temps dans ce grand atelier ; on oubliait le tumulte tout proche de la grande ville cosmopolite et la complète absence de poésie du monde environnant. Il fallut, pour m’en chasser, que le domestique japonais de mon hôte lui apportât, avec tous les signes du plus profond respect, un message qui l’obligeait à sortir. Et ce Japonais, par parenthèse, n’était pas la moindre curiosité de l’endroit. Appartenant à une excellente famille, fort instruit, parfaitement bien élevé, il était venu à New-York s’occuper d’études historiques et trouvait tout simple