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Stoddard s’efforce aujourd’hui, sans y réussir tout à fait, je crois, d’oublier son premier rêve : l’adieu définitif à la famille humaine, la rupture de tous les liens qui l’attachaient au monde, l’étroite intimité avec la nature qui se livre sans réserve à qui lui appartient sans retour ! Il ne réalise qu’à demi ce programme à l’université catholique de Washington, un véritable palais, situé hors la ville, près du parc de l’Asile pour les vieux soldats (Soldiers’home), où les voitures circulent comme au bois de Boulogne. Deux cents étudians suivent dans cet établissement magnifique les cours de professeurs ecclésiastiques au milieu desquels l’Enfant prodigue de Tahiti occupe une place exceptionnelle. On me dit que son cours de littérature est fait avec un charme, une grâce, une fantaisie, une liberté qui enthousiasment l’auditoire ; mais il est cependant difficile d’imaginer cet amoureux passionné de » mers du Sud emprisonné si peu que ce soit derrière de grands murs, astreint même faiblement à une règle quelconque, et je ne puis penser à lui dans cette incarnation dernière sans me rappeler les vers qui ouvrent la série de ses idylles en prose. En voici le sens, hélas ! dépouillé de la magie du rythme et de la couleur :


LE COCOTIER

Jeté sur l’eau par une main distraite, — De jour en jour entraîné par les vents, — Je flottai en dérive jusqu’à l’arbre de corail — Dont les branches m’arrêtèrent. — Le sable s’amassa autour de moi, — Je grandis lentement. — Nourri par le constant soleil et l’inconstante rosée.

Les oiseaux marins, en bâtissant leurs nids contre ma racine, — Regardent mon corps frêle sous sa gaine d’écaillés. — Je suis veuf à jamais dans cette solitude. — Au sein de la mer indifférente tombent et se perdent mes fruits inutiles, — Je végète sans joie, car nul homme ne jouit — Des trésors que pour lui je porte.

Que me fait le baiser du matin ? — Les âpres brises me dérobent la vie qu’elles m’ont donnée. — Je mire dans le flot mon ombre échevelée. — Sans relâche s’abaisse et remonte ma crête fléchissante — Tandis que toutes mes fibres se raidissent et s’épuisent — A faire signe aux navires qui tardent, — Aux navires qui ne passent jamais.

Depuis longtemps, ces navires-là auraient dû lui apporter le succès. Peut-être, cependant, a-t-il mieux que ce qu’on entend bien souvent par ce mot assez vulgaire : il a l’appréciation sympathique de quelques esprits d’élite qui rangent les fantaisies vagabondes de Stoddard parmi les plus délicieux morceaux de littérature ayant paru en langue anglaise.


TH. BENTZON.