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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/682

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la figure de Mme Cauer aurait suffi pour la rassurer : « C’est, nous dit Mlle Schirmacher, une physionomie devant laquelle on ne saurait passer sans s’arrêter. S’il est impossible à beaucoup de gens de se représenter une féministe autrement qu’avec les traits et les allures de quelque virago, plus habituée aux clubs qu’aux salons, ils seront agréablement détrompés par la vue de Mme Cauer ; l’air encore jeune, jolie et distinguée, d’une mise un peu sévère, mais élégante, elle appartient à la meilleure société. »

Les bourgeoises allemandes sont d’entre toutes les féministes de tout pays les plus sages, les plus prudentes, les plus circonspectes, les plus mesurées dans leurs discours comme dans leurs désirs et leurs requêtes ; elles représentent le féminisme raisonnable et mitigé. Comme il est des contagions auxquelles personne n’échappe, le temps viendra sans doute où, comme leurs sœurs d’Amérique et d’Angleterre, elles réclameront l’égalité politique et le droit de vote ; mais il n’en a pas été question dans leurs assemblées du mois de septembre. Elles désirent que les universités leur soient ouvertes, qu’il ne tienne qu’à elles d’obtenir les diplômes qui leur permettront de se vouer à l’exercice de la médecine et du professorat ; elles demandent la révision de certains articles du code civil qui les tiennent dans un état de choquante dépendance ; elles souhaitent que le sort des ouvrières soit amélioré, que leurs salaires soient augmentés et proportionnels à leur travail, que la loi leur vienne eu aide dans leur lutte contre l’alcoolisme, dont elles ont beaucoup à souffrir. Le dimanche 17 septembre, dans son discours de clôture en trois langues, Mme Cauer a pu rendre au congrès le témoignage qu’on n’y avait point déraisonné, que les réformes auxquelles il avait paru donner son approbation n’étaient pas de vaines utopies. Assurer à la femme qui se marie une protection efficace de ses droits naturels et la soustraire à la tyrannie d’un mari qui l’exploite, procurer à celle qui ne veut pas ou ne peut pas se marier les moyens de se suffire à elle-même, en lui ouvrant des carrières trop longtemps fermées à ses justes ambitions, c’est à cela que se bornent en Allemagne, jusqu’aujourd’hui, les revendications du féminisme bourgeois.

Et cependant, si modestes que puissent sembler son programme et ses visées, c’est une véritable révolution qu’il se propose d’accomplir dans les mœurs. Ou son entreprise s’en ira en fumée, ou elle aura pour effet l’abrogation des principes et des coutumes qui ont régi jusqu’ici les sociétés chrétiennes. Comme les femmes prolétaires, les féministes bourgeoises de Berlin s’insurgent contre le vieux dogme de l’inégalité primordiale des sexes et imputent non à une loi de la nature, mais aux défauts de leur éducation leur prétendue infériorité. Elles n’admettent pas que la femme soit un être subalterne, condamné à vivre uniquement pour l’homme et à confier à ce maître souvent pervers ou borné le soin de lui faire une destinée.