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Hugo, les Flaubert et les Zola sont chez nous exceptionnels. Nous raisonnons plus que nous n’imaginons, et ce que nous imaginons le mieux, ce n’est pas le monde extérieur, c’est le monde interne des sentimens et surtout des pensées.

La nature de la sensibilité et de la volonté ne détermine pas seulement la forme et les procédés naturels de l’intelligence ; elle entraîne encore le choix des objets auxquels la pensée s’attache ; on peut donc prévoir que les idées qui ont un caractère social et humain seront particulièrement en harmonie avec l’esprit français. Dans leur application à la société, les idées générales deviennent les idées généreuses ; ce sont celles qui eurent toujours en France la plus grande chance de succès. Geist, Lazarus, qui se sont occupés de la psychologie des peuples, constatent ce penchant à se détacher de soi au profit d’une idée, parfois même d’un « être de raison ». Nous concevons et voulons tout, non pas sans doute, à la manière de Spinoza, sous l’aspect de l’éternel, mais du moins sous l’aspect de l’universel. Pour cela, nous faisons subir à nos idées une triple opération. Nous ne les avons pas plutôt conçues que nous les objectivons, au nom de ce principe cartésien et français que « ce qui est conçu clairement est vrai » ! puis, toute vérité devant être universelle, nous érigeons nos idées en lois ; enfin, l’universalité même n’étant complète que si elle embrasse les faits dans son sein, nous traduisons nos idées en actes. Ce besoin de réalisation objective est impérieux : notre impatience intellectuelle ne s’accommode pas de temporiser. Nous ne nous contenterons jamais de la contemplation pure et comme platonique : nous sommes individuellement dogmatiques et pratiques. Quand notre dogme se trouve vrai, rien de mieux ; nous sommes alors capables des plus grandes choses. Mais si, par malheur, nous avons raisonné faux, nous allons jusqu’au bout de notre erreur, et nous finissons par nous briser le front à la réalité inflexible.

Ces qualités natives de la race, jointes à la culture latine, devaient aboutir au rationalisme français. Déjà la « raison » avait joué chez les Romains un rôle directeur et y avait pris la forme de la législation universelle, mais c’était pour un but de domination : le cosmopolitisme romain mettait le monde entier au service de Rome, beaucoup plutôt que Rome au service du monde. Le catholicisme s’éleva à un point de vue plus largement, humain. Enfin la double influence romaine et chrétienne trouva la France toute prête pour porter le rationalisme à sa plus haute puissance, en le dégageant de l’intérêt politique ou religieux et en lui donnant une portée philosophique. L’intellectualisme français est fondé sur la persuasion que, dans la réalité des choses,